Devoir de vigilance des multinationales : choisir entre « liberté d’entreprendre » et respect des droits humains
60 députés et 60 sénateurs contestent la constitutionnalité de loi sur le devoir de vigilance au lendemain de son adoption définitive. Face à ce grave recul, nous publions avec plusieurs organisations une tribune collective.
Le 21 février dernier, nos organisations saluaient l’adoption par l’Assemblée nationale d’une loi historique. La loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres est l’aboutissement de nombreuses années de combat de la société civile pour une mondialisation plus juste. Elle vise à prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement que peuvent causer les très grandes entreprises via leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Ces dernières sont désormais tenues de mettre en œuvre un plan de vigilance. Un juge en France pourra être saisi pour faire publier et appliquer ce plan, et l’entreprise sanctionnée d’une amende en cas de manquement à ses nouvelles obligations
La satisfaction de voir adopter une loi de progrès aura été de courte durée : 48 heures après son adoption, des députés et des sénateurs du groupe Les Républicains ont saisi le Conseil constitutionnel, contestant la nouvelle loi dans sa quasi-totalité.
La veille, le MEDEF avait déjà déposé un mémoire pour contester la constitutionnalité du texte. Des recours qui apparaissent comme le point d’orgue de l’assaut continu dont ce texte a fait l’objet tout au long du processus législatif, de la part du MEDEF et de l’Association française des entreprises privées (AFEP) en tête, appuyés par des juristes et certains parlementaires, qui s’opposent à toute régulation contraignante de l’activité économique. Les démarches volontaires fondées sur le respect de leurs propres codes éthiques ont pourtant montré maintes fois leurs limites.
En réponse, nos organisations, mobilisées depuis le début des discussions autour de cette loi, viennent d’adresser un mémoire (une « porte étroite ») au Conseil constitutionnel, afin de défendre ce texte. Dans le souci de la défense de l’intérêt général, nous réalisons cette démarche en toute transparence.
Objet d’un compromis, la loi est loin d’être aussi ambitieuse que l’auraient souhaité nos organisations. Contrairement à ce qu’avancent ses détracteurs, elle ne crée pas un régime de responsabilité du fait d’autrui, et la charge de la preuve continuera à peser sur les victimes, pour qui l’accès à la justice et aux réparations restera un long combat. C’est donc bien dans son volet préventif qu’elle a tout son intérêt. Elle permet simplement de rééquilibrer le rapport de force entre des acteurs économiques surpuissants et des populations vulnérables, et constitue une première avancée dans la lutte contre l’impunité des multinationales.
Les citoyens ne s’y sont pas trompés. Ils soutiennent dans leur grande majorité le principe d’une responsabilisation juridique des multinationales pour les atteintes graves causées par leur activité. En effet, ils attachent une importance croissante à l’éthique des produits qu’ils achètent. Certes la désinformation organisée par les milieux économiques sur la prétendue logique répressive disproportionnée de cette loi semble en partie avoir fait son œuvre, mais elle ne résiste pas à une analyse objective du texte.
Il revient désormais au Conseil constitutionnel, garant du respect des droits humains et des libertés fondamentales, d’analyser sa conformité à la Constitution. Les dernières décisions du Conseil constitutionnel ont surpris les organisations de la société civile : il a censuré récemment la « taxe Google » et le reporting public pays par pays, deux mesures permettant de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales des multinationales, qui grèvent de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an les recettes publiques. Le Conseil constitutionnel devra donc montrer quel principe à valeur constitutionnelle prévaut dans notre République : la liberté d’entreprendre ou les droits fondamentaux des individus à mener une vie digne, dans un environnement sain.
Gageons donc qu’avec cette décision, il fera primer l’intérêt général sur les intérêts économiques.
Plus les Droits de l’homme sont protégés, plus la République est elle-même.