Lettre ouverte au Directeur du site nucléaire militaire de Valduc et aux autorités politiques françaises
Objet : Arme nucléaire - désarmement nucléaire Demande d’entretien au sujet du site de Valduc (finalités, risques, devenir) ou affirmation de solidarité avec les auteurs de la demande.
Lettre signée par 35 organisations, majoritairement de Dijon, Côte d’Or et Bourgogne-Franche-Comté :
– associations dans les domaines de la promotion du désarmement, de la sécurité et de la paix, de la défense des droits humains, de l’environnement, de l’altermondialisme,
– partis et mouvements politiques,
– organisations culturelles, religieuses et spirituelles.
Monsieur le Directeur
Le 6 août 2018, date anniversaire du bombardement d’Hiroshima (6 août 1945), et pour la cinquième année consécutive, une quarantaine de citoyen-ne-s provenant ou non de divers mouvements (Alternatiba, Arche de Lanza del Vasto, ICAN France, Les Amis de la Terre, MAN, Mouvement de la Paix, etc.) se sont rassemblés devant l’entrée du centre de Valduc que vous dirigez.
Après quelques prises de parole, ils ont fait un die-in en s’allongeant sur le sol quelques minutes pour simuler les conséquences de l’explosion d’une bombe atomique.
Deux d’entre eux, représentant respectivement le MAN et les Amis de la Terre, ont demandé par l’interphone à vous rencontrer. Le responsable du poste de garde leur a fait savoir qu’il vous transmettrait leur requête. Nous supposons que vous avez aussi été informé de cette action par la presse locale et par le journal télévisé.
L’action d’information menée sur la place Darcy à Dijon et le jeûne qu’ont entrepris une dizaine de personnes pendant trois jours se sont terminés le 9 août par une minute de silence en mémoire des victimes de Nagasaki et par un buffet offert par la Mairie de Dijon en présence de deux Conseillères municipales.
La campagne pour la signature du TIAN par la France
Cette action faisait partie d’un ensemble de manifestations organisées en France et sur le plan international, initiées principalement par le mouvement ICAN (International Campaign Against Nuclear weapons), lauréat du prix Nobel de la Paix 2017.
L’objectif de cette campagne est que la France signe le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) voté à l’Assemblée générale des Nations unies, le 7 juillet 2017, par 122 pays, signé à ce jour par 69 pays, et ratifié par 19 pays. Ce traité, comme vous le savez, prévoit l’interdiction d’employer, de fabriquer, de stocker et de menacer d’utiliser des armes nucléaires.
Il n’y a aucune raison, en effet, que seuls quelques États aient « le droit » de posséder ces armes. Ou bien les 197 États de notre planète ont ce « droit » ou bien aucun, mais pas quelques-uns.
Plutôt que de souscrire au droit international, la France préfère s’y soustraire : en continuant de rejeter ce traité, la France s’entête dans une démarche de déni de la réalité. Pourtant, 67 % des Français se disent favorables à la ratification du TIAN et, plus que jamais, les tensions géopolitiques commandent une politique de désarmement international, multilatéral et unilatéral.
Ce courrier a pour objet de vous faire savoir ce que nous aurions voulu vous dire de vive voix, et de renouveler notre demande d’entretien.
Les autres signataires qui ne demandent pas forcément à vous rencontrer vous manifestent courtoisement et fermement leur accord et leur solidarité avec les organisations militantes.
Une arme inefficace, dangereuse, immorale et coûteuse
L’analyse de la situation internationale fait apparaître que l’arme nucléaire est une menace pour la paix en France et dans le monde et non pas une sécurité. De nos jours, à aucun moment, dans aucun conflit, non seulement l’emploi, mais la menace même de l’emploi de l’arme nucléaire ne sauraient être envisagés. Ils sont devenus véritablement impensables. L’ampleur de la catastrophe humanitaire provoquée par tout usage de l’arme nucléaire constitue une totale dissuasion qui pèse sur nos propres décideurs. Ainsi la dissuasion s’inverse-t-elle et se retourne-t-elle contre elle-même : ce sont les décideurs des États nucléaires qui sont dissuadés d’employer l’arme atomique.
Valéry Giscard d’Estaing, au sujet d’un scénario d’invasion massive des forces soviétiques en direction de l’Europe de l’Ouest durant la guerre froide, écrit en 1992 dans ses Mémoires : « Une conclusion se fait jour peu à peu : ni de loin, où je suis, ni sur le terrain, où se situent les responsables militaires, la décision d’employer l’arme nucléaire tactique n’apparaît opportune. ( …) Quoi qu’il arrive je ne prendrai jamais l’initiative d’un geste qui conduirait à l’anéantissement de la France. » Il est facile d’élaborer en chambre et de proclamer sur une estrade une rhétorique vantant les mérites de la dissuasion nucléaire. Mais, lorsque survient le moment du passage à l’acte, il apparaît clairement que la rhétorique n’a aucune prise sur la réalité. Une arme inutilisable ne peut avoir aucun effet dissuasif.
Les armes nucléaires ne servent à rien non plus pour combattre le crime transnational, les paradis fiscaux, pour prévenir les conflits ethniques et religieux, pour faire face aux risques de la guerre cybernétique. Par les dépenses qu’elles occasionnent au détriment de causes vitales et urgentes, elles engendrent l’instabilité et l’insécurité.
La menace terroriste est la principale menace qui pèse sur nos sociétés, mais l’arme nucléaire s’avère totalement incapable de l’éradiquer. Les terroristes qui viennent frapper mortellement nos sociétés peuvent rire de nos armes nucléaires.
En outre, la préméditation du crime nucléaire relève elle-même du terrorisme d’État, et constitue la négation et le reniement de toutes les valeurs éthiques, intellectuelles et spirituelles qui fondent la civilisation. Bien qu’on refuse d’en prendre conscience, ce reniement empoisonne en profondeur la vie morale en France.
La dissuasion nucléaire française est développée depuis 60 ans sans que jamais le peuple français n’ait été consulté sur ce sujet gravissime, malgré toutes les occasions qui se présentaient : 210 essais nucléaires français dans le Sahara algérien puis dans l’Océan Pacifique entre 1960 et 1996, protestations contre ces essais, attentat décidé par les plus hautes autorités de l’État contre le Rainbow Warrior en juillet 1985, etc.
En réalité, pas plus que la Ligne Maginot n’était pertinente en 1939 pour faire face à la menace du régime nazi, l’arme nucléaire n’est efficace pour faire face aux menaces actuelles qui pèsent sur notre société. Le seul effet de la dissuasion nucléaire est de démobiliser les citoyens au sujet de leur défense en la confiant au seul chef de l’État, ainsi détenteur d’un pouvoir et d’une responsabilité inimaginables.
En dépit des dangers connus de l’armement nucléaire (risques d’accident, incitation à la prolifération), la poursuite de l’aventure nucléaire militaire, notamment par la poursuite des essais dans le programme Laser Mégajoule et le développement du missile de croisière ASMP-A (Air Sol Moyenne Portée Amélioré) de la composante nucléaire aéroportée, va contre l’esprit et contre la lettre du Traité de Non-Prolifération (TNP) signé par la France en 1992.
La modernisation d’une arme nucléaire inopérante et dangereuse fera passer son budget à 6 milliards par an à partir de 2020, alors que l’on fait la quête dans la rue pour la lutte contre le cancer et contre la misère, que les financements font défaut pour permettre à notre pays d’intervenir avec des armes conventionnelles contre Daech ou Boko Haram, et qu’aucun financement n’est prévu pour les missions d’intervention civile de paix.
L’arsenal des neuf puissances nucléaires est de 14 500 armes nucléaires, représentant l’équivalent de 435 000 bombes d’Hiroshima. La France pourrait jouer un rôle moteur dans le désarmement nucléaire mondial et dans les processus de paix en s’engageant dans le processus international du TIAN.
Une interpellation locale et nationale
Nous sommes bien conscients, Monsieur le Directeur, que vous n’êtes pas le décideur de la politique française de dissuasion nucléaire. Toutefois, vous êtes un des responsables de sa mise en œuvre. En tant qu’habitants de la Côte d’Or, il nous parait normal de nous adresser au directeur d’un centre installé en Côte d’Or et qui emploie près de 1 000 personnes pour des finalités que nous estimons « funestes » et « fallacieuses ».
D’autres citoyens, ailleurs, s’adressent au Directeur du Centre Mégajoule du Barp (Gironde) où sont réalisés les essais nucléaires, d’autres au Commandant de la base de l’Île Longue où sont basés les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, etc., tandis que les mouvements nationaux s’adressent aux responsables politiques.
Nous avons la conviction que les armes nucléaires seront abolies tôt ou tard (le plus tôt sera le mieux, pour éviter des catastrophes provoquées par des erreurs ou des accidents), comme ont été bannies les armes biologiques en 1972, les armes chimiques en 1993, les mines terrestres antipersonnel en 1997, les bombes à sous-munitions en 2008. Le traité TIAN de juillet 2017 n’est qu’une étape d’un long processus inexorable.
Par ailleurs, l’opposition de plus en plus forte de l’opinion publique en Grande-Bretagne au sujet de l’arme nucléaire fait peser des doutes sur la poursuite de la coopération avec les Britanniques dans les projets Epure à Valduc et Teutatès à Aldermaston.
C’est pourquoi votre tâche, nous semble-t-il, Monsieur le Directeur, est aussi de commencer à vous préoccuper dès à présent de la reconversion de vos équipes qui travaillent sur le nucléaire militaire.
Nous avons aussi conscience que le démantèlement de l’arme nucléaire sera la conséquence d’un vrai débat politique et d’une prise de conscience de la société civile. C’est pourquoi nous adressons copie de ce courrier aux autorités politiques, administratives, morales et aux médias.
« L’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison »
Pour conclure, nous vous citons des extraits de l’éditorial d’Albert Camus dans le journal Combat le 8 août 1945, 2 jours après le bombardement d’Hiroshima et la veille de celui de Nagasaki, qui ont été lus à Valduc lors de notre action du 6 août dernier :
« La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. (…)
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. (…)
Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »
Dans l’attente de vous rencontrer, ou dans la solidarité avec les organisations qui ont demandé à vous rencontrer, nous vous assurons, Monsieur le Directeur, de notre détermination à dénoncer la folie de l’arme nucléaire, et de notre considération distinguée. »