
Comment l’appétit français pour le gaz soutient le régime autoritaire russe
En 2021, 22 % du gaz fossile importé en France venait de Russie. En plus des enjeux climatiques du gaz et des problématiques soulevées par une telle dépendance énergétique, ces liens étroits rendent la France complice du régime de Vladimir Poutine. Enquête.
Si la France importe depuis des années du gaz russe par gazoduc, les quantités ont explosé depuis 2018 et l’essor des importations par cargo de gaz naturel liquéfié (GNL). Alors que le développement de terminaux d’exportation de GNL était au cœur de la stratégie expansionniste russe, qu’il était déjà avéré que la Russie utilisait le gaz comme arme géopolitique, et que le régime de Poutine multipliait les signes d’autoritarisme, l’État français et Total ont largement participé au développement de l’industrie gazière en Russie.
Liaisons dangereuses
Suite à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les États-Unis ont mis en place des sanctions visant les entreprises russes pour affaiblir le régime de Vladimir Poutine. Ainsi, de nombreuses banques internationales (dont les banques françaises) ont eu interdiction de participer au financement de Yamal LNG, projet de deuxième terminal russe de GNL développé au cœur du fragile écosystème arctique par Novatek, entreprise russe proche du Kremlin.
Mais en 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, a cherché à contourner les sanctions américaines pour permettre aux banques françaises de financer Yamal LNG1. Si les efforts d’Emmanuel Macron n’ont pas abouti, la France a tout de même soutenu ce projet à hauteur de 350 millions d’euros via la banque publique d’investissement (Bpifrance) sous forme de crédits export2.
Quelques années plus tard, quand la Russie se lançait dans Arctic LNG 2, jumeau de Yamal, Emmanuel Macron (désormais président) et son gouvernement ont, à nouveau, tout mis en œuvre pour soutenir le projet. Emmanuel Macron était ainsi présent aux côtés de Vladimir Poutine, Patrick Pouyanné (PDG de Total) et du PDG de Novatek, lors de l’entrée de Total dans le consortium Arctic LNG 23. En décembre 2019, Bruno Le Maire s’est rendu à Moscou, avec l’objectif de permettre des financements français pour des projets franco-russes, agacé que l’“on bute sur chaque projet à cause des sanctions américaines”4 – à nouveau sans succès. L’État a alors tenté, en toute discrétion, d’accorder une nouvelle fois une garantie export de 700 millions d’euros au projet. Après les révélations publiées dans Le Monde en septembre 20205, la France a tergiversé pendant un an avant de refuser officiellement cette garantie. Mais ce temps n’a pas été perdu pour Total : le flou entretenu par le gouvernement français a permis à la major française de réunir les fonds nécessaires au lancement de Arctic LNG 2.
Avec le début des importations de GNL par cargo, le soutien continu de l’État français à Total en Russie a accru la dépendance française et européenne au gaz russe.
Selon les estimations du Centre for Research on Energy and Clean Air, entre le début de la guerre en Ukraine et février 2023, la France a importé du GNL russe pour 3,7 milliards d’euros6. En 2022 et 2023, elle a été première ou deuxième plus grande importatrice européenne de GNL russe. Un véritable non-sens, puisque la ruée vers le GNL était politiquement justifiée par la nécessité de se défaire de notre dépendance aux énergies fossiles russes, en réaction à la guerre en Ukraine.
Le chantage énergétique au gaz exercé par la Russie et la flambée des prix du gaz en Europe ont permis à la Russie d’augmenter ses recettes gazières de 42 % entre 2021 et 20227.
Cette dépendance française à la Russie, pourtant fabriquée par l’État français lui-même, finance aujourd’hui la guerre en Ukraine.
Après la Russie, le Qatar…
Pourtant, les entreprises françaises risquent de répéter l’histoire en s’engageant dans le développement gazier d’autres régimes autoritaires, à l’image du Qatar. Le pays cherche non seulement à influencer la politique européenne, comme l’a révélé le Qatargate au Parlement européen en 2022, et n’hésite pas à instrumentaliser la dépendance européenne au gaz pour empêcher toute sanction en faisant des menaces à peine voilées8.
Malgré ces signaux d’alerte, la France accroît sa dépendance au gaz qatari, avec le concours des mêmes entreprises françaises qui ont développé le gaz russe : Total a ainsi récemment conclu deux contrats de 27 ans avec QatarEnergy, qui devraient « fournir jusqu’à 3,5 millions de tonnes par an de GNL du Qatar à la France »9. Ce gaz proviendra de l’expansion du champ gazier de North Field, le plus grand projet de GNL au monde et dont Total est partenaire10. C’est une autre entreprise française, Technip Energies – dont l’État français est actionnaire à 7 % par BpiFrance, qui a été missionnée pour développer les installations à terre de ce projet11. En plus d’être une bombe climatique dénoncée depuis des années par la société civile, ce projet augmentera considérablement la capacité d’exportation de gaz du Qatar, renforçant considérablement sa position de force dans l’échiquier énergétique mondial. La boucle est bouclée.
“Des banques françaises pourraient cofinancer Yamal LNG – ministre”, Reuters, 25 janvier 2016.
Entre 2016 et 2021, Bpifrance a accordé près d’un milliard de dollars de garanties ou de prêts à des entreprises françaises comme Technip, Air Liquid ou Axens développant des projets pétro-gaziers en Russie. (Oil Change International’s Public Finance for Energy Database).
TotalEnergies, “Russie : Total étend son partenariat avec Novatek au travers du projet Arctic LNG 2 “, 24 mai 2018. “En présence du président de la fédération de Russie, Vladimir Poutine, et du président de la République française, Emmanuel Macron, Total a signé avec Novatek un accord en vue d’une prise de participation directe de 10% dans Arctic LNG 2, le nouveau projet géant de gaz naturel liquéfié promu par Novatek, situé sur la péninsule de Gydan dans le Nord de la Sibérie.“
Benjamin Quénelle, “Pour relancer les relations économiques avec Moscou, Paris veut contourner les sanctions américaines”, Les Échos, 28 décembre 2019.
Nabil Wakim, « La France pourrait soutenir un gigantesque projet gazier dans l’Arctique russe », Le Monde, 2 septembre 2020.
Centre for Research on Energy and Clean Air, “Renewables helped the EU save 14% of gas in underground gas storages”, 29 mai 2023.
« Sanctions du Parlement européen et gaz qatari : un cocktail explosif aux effets puissants », Novethic, 20 décembre 2022.
« Gaz : le Qatar signe des accords d’approvisionnement à long terme avec TotalEnergies », France Info, 11/10/2023.
TotalEnergies, “Qatar: TotalEnergies devient le premier partenaire de QatarEnergy sur le projet de GNL North Field South”, Communiqué de presse, 24 septembre 2022.
Les Echos, Technip Energies remporte un contrat majeur pour un projet de GNL au Qatar, 16 mai 2023