Usine Geshuri, à Tulkarem. © Philippe Pernot / Reporterre
Usine Geshuri, à Tulkarem. © Philippe Pernot / Reporterre
Agriculture
17 septembre 2024

Cisjordanie : quand les engrais sont utilisés comme arme de guerre

Fayez Taneeb est un maraîcher militant dans la région de Tulkarem, en Cisjordanie. Son exploitation, située entre le mur de séparation et une usine d’engrais extrêmement polluante, est asphyxiée par les pollutions provoquées par l’usine. On l’a rencontré, on vous raconte.

Usine Geshuri : les fumées toxiques de la colonisation

Fayez Taneeb est maraîcher et cultive, avec sa femme Mona, des terres agricoles en Cisjordanie. Son exploitation est bordée d’un côté par le mur de séparation avec Israël, et de l’autre par les usines d’engrais de l’industrie chimique Geshuri, classées « Seveso »1.

L’usine Geshuri était initialement implantée en Israël, puis elle a été fermée en 1982 suite à des plaintes de riverains en raison des fortes pollutions qu’elle rejetait. Après sa fermeture, l’usine a alors été reconstruite en 1987 en Cisjordanie, pour que les vents de fumées toxiques ne portent plus vers Israël mais vers la Palestine. Une vingtaine d’années plus tard, en 2003, près de la moitié de l’exploitation de Fayez a été confisquée pour faire place à la construction du mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie. Aujourd’hui, la ferme de Fayez est donc prise en tenaille entre le mur et l’usine.

Fayez Taneeb

« Les vents d’ouest soufflent 320 jours par an et rabattent les fumées toxiques vers la Palestine et lorsque, pendant 40 jours par an, les vents tournent vers Israël, la production est alors arrêtée. »

Fayez Taneeb

Les terres agricoles de Fayez sont non seulement polluées par les fumées toxiques, mais elles sont aussi traversées par des canaux d’eaux contaminées rejetées par l’usine. Tous les ans, pendant la saison des pluies, les eaux polluées par l’usine ruissellent à travers l’exploitation de Fayez, mais leur écoulement est bloqué par le mur de séparation avec Israël. « Tous les ans, mes arbres et mes plantes meurent à cause de cette eau qui stagne sur mes terres », raconte Fayez.

Plusieurs rapports d’expertise relèvent dans l’eau et l’air de la région des taux de nitrate, d’ammoniaque, d’acide sulfurique et de souffre bien trop élevés. Depuis la construction du complexe industriel, une explosion du nombre de cancers et de maladies respiratoires a été observée2 dans la région.

L’agrochimie complice de violations du droit international

Depuis leur installation en Cisjordanie en 1987, les usines du complexe industriel de Geshuri opèrent sans autorisation et ne sont aucunement contrôlées. « Elles n’ont aucun permis du Ministère de la Santé, et nous ne sommes pas autorisés à visiter les usines », indique Saïd Hanoon, du Ministère de la santé palestinien. Véritables zones de non-droit, les colonies militaires de Tulkarem échappent au pouvoir des autorités palestiniennes. Les industries israéliennes qui y sont implantées profitent alors de la complaisance de l’armée et des tribunaux israéliens, rendant ainsi vaine toute tentative pour Fayez, Mona, et leur voisinage, d’obtenir justice.

Si elles décident de s’installer du côté palestinien, les colonies industrielles israéliennes bénéficient d’exemptions fiscales. Ainsi, avec cette incitation à exporter les déchets toxiques israéliens en Palestine, plus de 200 installations industrielles israéliennes auraient été délocalisées en Cisjordanie. Geshuri n’est donc qu’un exemple parmi tant d’autres. L’usine a été suivie par une dizaine d’autres qui se sont installées au même endroit pour produire des pesticides, du plastique, mais aussi des teintures textiles

Ce complexe industriel, nommé non sans cynisme « Les bourgeons de la paix », est symptomatique de l’asservissement économique et écologique mené illégalement par Israël en Palestine. Depuis le début de l’occupation en 1967, des centaines d’entreprises israéliennes se sont installées en Palestine pour continuer de polluer en toute impunité et à moindres coûts, mais surtout pour empiéter sur l’autonomie des Palestinien·nes et dégrader leur cadre de vie.

L’agroécologie comme cri de résistance

Fermement opposé au mur d’apartheid, Fayez a été arrêté et emprisonné à plusieurs reprises, sans jugement. Il a été privé de l’accès à sa ferme pendant plusieurs années et l’armée israélienne a brûlé ses cultures. Loin de baisser les bras, Fayez a décidé de promouvoir l’agroécologie comme moyen de résistance.

Fayez Taneeb

« Nous avons un message politique et humain. Humain, parce que nous voulons une vie et une nourriture saine. Politique, parce que nous devenons indépendants des entreprises impérialistes qui nous polluent. »

Fayez Taneeb

« Ces entreprises nous volent trois fois : d’abord en nous vendant des semences modifiées, puis en nous vendant les produits chimiques dont leurs plantes ont besoin, et enfin en nous vendant les médicaments pour nous soigner des maladies qu’ont causées leurs produits chimiques. Avec des cultures naturelles, en devenant autonomes, on peut changer beaucoup de choses. », conclut-il.

Fayez a installé des serres pour protéger ses cultures des fumées toxiques de Geshuri, et l’ensemble de sa production est biologique. Compost, permaculture, panneaux solaires, récupération des eaux, construction d’un méthaniseur artisanal, projet de pisciculture… Fayez innove pour tendre vers l’autosuffisance et parvenir à ne plus dépendre des produits israéliens ou de l’industrie agrochimique.

Surtout, Fayez est à l’initiative du projet Un million d’oliviers pour la paix qui consiste à replanter massivement des oliviers, tandis que les colons s’évertuent à détruire cet arbre hautement symbolique pour les Palestinien·nes. L’olivier fait en effet partie de l’identité palestinienne, la sécurité alimentaire du pays reposant sur lui. Ce projet, symbole du pouvoir de la résistance non-violente, permet de résister contre l’occupation israélienne en Palestine.

Fayez Taneeb, l’emblème d’une lutte globale

La lutte de Fayez Taneeb contre la colonisation illégale de l’armée israélienne en Palestine se situe dans une lutte plus globale contre l’empire capitaliste de l’agro-chimie. Dans son activisme, Fayez porte une attention particulière à la préservation des biens communs et des écosystèmes naturels pour une plus grande souveraineté des paysans et paysannes qui cultivent leurs terres, et pour une alimentation saine.

Notes
1

Les sites Seveso produisent ou stockent des substances pouvant être dangereuses pour l’homme et l’environnement.

2

Selon Basta, une étude menée sur cent familles résidant à côté du complexe industriel montre que 90% de ces habitants souffrent de ce type de maladies. Pour Saïd Hanoon, du ministère de la Santé, « si vous regardez les taux de cancer, il y en a quatre fois plus à Tulkarem qu’à Naplouse, qui n’est qu’à 15 km d’ici. Ça montre bien qu’il y a un problème. »