Site de forage dans le Wyoming, États-Unis. Crédit : Bruce Gordon, EcoFlight
Site de forage dans le Wyoming, États-Unis. Crédit : Bruce Gordon, EcoFlight
Climat-Énergie
Communiqué de presse3 décembre 2021

Contrat « Mustang » : Engie signe en secret un nouveau contrat d’importation de gaz de schiste en France

Révélations sur un nouveau contrat de gaz de schiste signé en secret par Engie.

Alors que la presse internationale a rendu récemment publique la signature par Engie d’un nouveau contrat d’achat de gaz de schiste à l’été 2021 1, des documents internes confidentiels 2 obtenus par les Amis de la Terre France et révélés par le Monde 3 font état de risques environnementaux et climatiques ignorés par le groupe français. Ils montrent par ailleurs qu’Engie aurait délibérément passé sous silence les négociations et la signature de ce contrat, désigné au sein de l’entreprise par le nom de code de « Mustang ». Les Amis de la Terre France appellent Engie et ses investisseurs, au premier rang desquels l’Etat français, à cesser d’alimenter l’expansion des énergies fossiles.

Selon ces sources, le contrat, signé le 23 juillet dernier entre Engie et l’entreprise américaine Cheniere, prévoit l’achat, entre 2021 et 2032, d’une centaine de cargos de gaz liquéfié (GNL), largement voire exclusivement issu des bassins de gaz de schiste des Etats-Unis 4. Les cargos seraient ensuite exportés via le terminal Corpus Christi LNG au Texas 5 à destination du marché européen, via les ports de Montoir-de-Bretagne en France et de Barcelone en Espagne. Le Monde précise que le montant global de la transaction est estimé à 1,896 milliard de dollars, soit plus de plus de 1,6 milliard d’euros.

Un contrat volontairement maintenu secret ?

L’existence de ce contrat n’a été révélée que le 11 novembre 2021 par le média financier S&P Global 1, soit près de 4 mois après sa signature et un an après le début des discussions avec Cheniere, d’après les documents consultés. Le silence radio autour du contrat ne semble rien avoir d’une coïncidence : tout porte à croire qu’Engie s’est délibérément assuré que son existence ne soit pas rendue publique. L’utilisation même du nom de code « Mustang » dans le processus de négociation et de validation du contrat en dit long sur les précautions prises par Engie. Surtout, les documents internes auxquels ont pu avoir accès le Monde et les Amis de la Terre France montrent que la décision sur la signature du contrat a été soumise en avril 2021 au Comité exécutif d’Engie avec la recommandation explicite qu’en cas de validation, “aucune publicité ne soit faite autour de cette transaction afin qu’elle reste sous les radars”.

Une question majeure se pose alors aujourd’hui : la direction exécutive d’Engie a-t-elle délibérément caché les négociations autour de ce contrat d’achat de GNL américain au gouvernement français – actionnaire à hauteur de 23 % de l’entreprise – afin d’éviter que ne se reproduise le scénario de novembre 2020 où, sous pression de l’Etat, Engie avait dû renoncer à signer un contrat similaire avec l’entreprise NextDecade  6 ? Les documents obtenus indiquent que le comité en charge du suivi du contrat a recommandé « d’informer le président du Conseil d’administration d’Engie” – Jean-Pierre Clamadieu – des négociations en cours et “d’obtenir son avis sur de potentielles prochaines étapes à mettre en oeuvre vis-à-vis des autres membres du Conseil d’administration”, auquel siège notamment une administratrice représentante de l’Etat français  7. Le gouvernement a confirmé au Monde ne pas avoir été informé dans ce cadre du contrat finalement conclu entre Engie et NextDecade  3. Que le gouvernement soit complice ou ignorant, « Mustang » témoigne d’une nouvelle défaillance climatique de sa part, dans son mandat d’actionnaire principal d’Engie.

La suite des événements laisse apparaître qu’Engie a en effet réussi à garder ce contrat dans l’ombre, jusqu’à ce qu’une lettre déposée par Cheniere auprès du Département de l’énergie américain soit finalement mise en ligne par les autorités fédérales et identifiée par la presse. Détail qui n’est pas anodin : dans cette lettre, Cheniere demandait expressément aux autorités de garantir la confidentialité du contrat  8. Un tel traitement n’est pourtant pas dans les habitudes de l’entreprise : les contrats récemment signés par Cheniere avaient au contraire fait l’objet de communiqués de presse immédiats – avec Glencore et ENN en octobre, avec Sinochem en novembre  9. Cela suggère encore une fois que Cheniere et Engie auraient sciemment, activement et aussi longtemps que possible essayé de cacher l’existence de cet accord au public.

Pour Lorette Philippot, chargée de campagne aux Amis de la Terre France : “Engie semble avoir appris du contrat abandonné à l’automne 2020 avec l’entreprise NextDecade, mais les leçons tirées ne sont pas les bonnes : plutôt que de prendre acte du fait que miser sur le gaz et en particulier le gaz de schiste est incompatible avec l’urgence climatique et la transition énergétique, Engie semble seulement avoir retenu qu’il fallait être plus discret pour échapper à la vigilance citoyenne et à la pression publique. Mais l’importation en France, et par une entreprise dont l’Etat est actionnaire, de toujours plus de gaz de schiste ne peut pas être décidée par quelques personnes derrière des portes closes, sans le regard des citoyens, des députés et même du gouvernement.”

Risques environnementaux et climatiques : un contrat signé à l’aveugle par Engie

Ce nouveau contrat d’achat gazier d’Engie implique de sévères conséquences climatiques. D’une part, une transaction de cette ampleur contribue inévitablement à pousser l’exploitation de gaz de schiste en amont. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) l’a pourtant reconnu et répété : développer de nouvelles ressources d’énergies fossiles est incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Le gaz importé par Engie proviendra largement voire exclusivement des bassins de schiste à proximité de Corpus Christi LNG – comme celui d’Eagle Ford et du bassin permien – 5, dont la croissance menace à elle seule le climat mondial. La production exponentielle prévue dans le bassin permien pourrait par exemple consommer près de 10 % du budget carbone mondial restant pour rester sous le seuil critique de + 1,5 °C  10

D’autre part, depuis les bassins extractifs américains jusqu’au gazoduc français, la transport de ce gaz sera inévitablement responsable d’importantes fuites de méthane  11. Enfin, l’analyse environnementale contenue dans les documents internes d’Engie précise que ce gaz ne viendra pas se substituer à d’autres sources d’énergies fossiles, tuant dans l’œuf l’argument trop souvent brandi d’un soi-disant bénéfice climatique du gaz.

Face à ce risque majeur, Engie se contente de mentionner dans sa note interne que Cheniere s’est engagé à évaluer à partir de 2022 l’impact du cycle de vie de ses cargos de GNL : le groupe reconnaît donc implicitement avoir signé sans connaître l’impact climatique du contrat et sans même pouvoir garantir la qualité et les résultats de l’évaluation promise.

Alors que les risques environnementaux et sanitaires associés à l’exploitation du gaz de schiste et à la fracturation hydraulique sont bien connus – notamment en France où cette technique non-conventionnelle est interdite depuis 2011 –, les éléments confidentiels obtenus sur « Mustang » attestent que l’origine du gaz est inconnue d’Engie : ce gaz serait intraçable et pourrait provenir sans distinction de plusieurs Etats et d’environ 70 producteurs américains. Les documents précisent en outre que Cheniere ne pose aucune exigence supplémentaire à ses fournisseurs en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de gestion de l’eau, tout en soulignant qu’il s’agit d’un problème critique lié à l’industrie du gaz de schiste aux Etats-Unis. Engie n’aurait ainsi aucune idée d’où vient et de comment et par qui est extrait le gaz de schiste qu’il s’engage à importer jusqu’en 2032.

Lorette Philippot conclut : “Engie ne peut pas prétendre connaître les risques de ce contrat pour le climat, les écosystèmes et la santé, et donc encore moins pouvoir les prévenir. C’est un grave manquement à son devoir de vigilance et une honte pour cet énergéticien qui fait tant d’efforts pour verdir son image. C’est aussi complètement incohérent quand, il y a tout juste un an, l’Etat français actionnaire d’Engie s’opposait à la signature d’un contrat similaire d’importation de gaz de schiste, du fait de ses conséquences environnementales. Mais il ne suffit pas d’agir dans l’ombre pour faire disparaître les impacts bien réels de ces activités.”

Notes
1

Article de S&P Global du 11 novembre 2021.

 

2

Il s’agit de documents confidentiels détaillant le contrat en négociation, datant d’avril 2021, et émis par ENGIE Global Energy Management.

 

3

Article du Monde du 3 décembre 2021.

 

4

Le terminal Corpus Christi LNG est principalement alimenté par du gaz issu du bassin d’Eagle Ford. Il est également probable que Cheniere exporte via ce terminal texan du gaz issu du bassin permien. Par ailleurs, Cheniere a signé un contrat d’approvisionnement pour du gaz issu du bassin permien dans le but d’alimenter son projet d’expansion Corpus Christi Stage III, dont la mise en opération est prévue pour 2024. 

 

5

Cheniere pourra aussi, selon les documents consultés sur le contrat, livrer du gaz de schiste depuis son autre terminal de Sabine Pass LNG en Louisiane à condition d’en informer Engie.

 

6

Communiqué de presse des Amis de la Terre France de novembre 2020.

 

7

Voir la liste complète des membres et personnes siégeant au Conseil d’administration d’Engie. 

 

8

La lettre spécifie : « Cheniere Marketing and CCL hereby request confidential treatment of the SPA filed herewith, as it contains commercially sensitive information. »

 

9

Communiqués de presse de Cheniere annonçant la signature de nouveaux contrats de vente et d’achat avec Glencore, ENN et Sinochem.

 

10

Rapport d’Oil Change International de novembre 2021.

 

11

Le méthane est selon le GIEC un gaz à effet de serre au pouvoir réchauffant 86 fois supérieur au CO2 à horizon 20 ans.