Projets Tilenga et EACOP de Total : le tribunal judiciaire de Paris botte en touche
Le tribunal judiciaire de Paris vient de rendre sa décision concernant l'action en justice intentée par les Amis de la Terre France, Survie et quatre associations ougandaises (AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA) contre le groupe Total concernant son méga-projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie.
Plus de trois ans après son lancement et suite à une longue bataille procédurale, les juges ont considéré 1 que le dossier était irrecevable en raison d’un nouveau point de procédure controversé. Les associations requérantes déplorent fortement cette décision et se réservent sur les suites à donner, en consultation avec les communautés affectées.
C’était une décision attendue de longue date par la société civile, car il s’agit de la toute première affaire sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales 2. Mais à nouveau, les juges ne se sont pas prononcés sur le coeur du dossier, à savoir les manquements graves de Total à ses obligations de vigilance, d’identifier et prévenir correctement les risques de violations des droits humains et de dommages environnementaux dans le cadre de ses projets Tilenga et EACOP en Ouganda et en Tanzanie.
Le tribunal judiciaire de Paris, statuant en référé, a considéré que le recours des associations était irrecevable car leurs demandes et griefs seraient « différents de manière substantielle des demandes et griefs formés au jour des débats devant le juge des référés ».
Les associations requérantes, qui contestent avoir modifié substantiellement leurs demandes (voir la mise en demeure ici), expliquent qu’elles n’ont fait que les préciser et consolider leur argumentaire avec plus de 200 documents de preuves à l’appui. Les pièces du dossier sont nombreuses et proportionnées aux enjeux, et répondent aux besoins d’actualisations liés à la longueur de la procédure, considérablement rallongée par la bataille procédurale engagée par Total en 2019.
Au vu de l’urgence sociale et environnementale de la situation en Ouganda et en Tanzanie, les six associations avaient choisi de saisir le juge des référés en 2019 dans l’espoir d’obtenir une décision rapide, mais s’en était suivie une longue bataille procédurale jusqu’à la Cour de cassation.
Cette décision considère aussi que les demandes des associations devraient dans tous les cas « faire l’objet d’un examen en profondeur » par les juges du fond, et qu’elles excèderaient les compétences du juge des référés.
Pour autant, cette décision ne vient pas non plus donner raison à Total, puisque le tribunal ne s’est pas prononcé sur le cœur du dossier, à savoir le respect de son devoir de vigilance.
Depuis 2019, les six associations ougandaises et françaises avaient réalisé plusieurs enquêtes de terrain 3 et compilé des preuves et témoignages accablants contre la multinationale : expropriation partielle ou totale de plus de 100 000 personnes – privées de leurs moyens de subsistance avant même de recevoir une compensation -, forage de plus de 130 puits pétroliers dans une aire naturelle protégée et construction d’un oléoduc chauffé au travers de zones sismiques et d’écosystèmes fragiles, dans un contexte de persécution des défenseurs de droits humains et de l’environnement.
Selon Dickens Kamugisha, directeur d’AFIEGO : « Cette décision est une énorme déception pour les associations et communautés affectées en Ouganda et Tanzanie qui avaient placé leurs espoirs dans la justice française. Les violations des droits humains et dommages environnementaux perdurent et s’aggravent. Nous resterons plus que jamais mobilisés dans les tribunaux et en dehors pour les faire cesser et tenir Total responsable des conséquences de ses activités ».
Juliette Renaud, responsable de campagne sur la Régulation des multinationales aux Amis de la Terre, commente : « Nous déplorons fortement cette décision. Une fois de plus, c’est une occasion manquée par la justice française pour mettre un terme aux multiples violations en cours en Ouganda et en Tanzanie. Il est indispensable que cette procédure de référé, qui permet des jugements plus rapides, puisse être effective pour atteindre l’objectif central de cette loi : empêcher les violations des droits humains et les dommages environnementaux avant qu’ils ne surviennent. Les délais judiciaires s’accumulent et chaque mois qui passe est du temps perdu pour faire cesser les graves violations des droits humains que cause Total avec ce méga-projet pétrolier en Ouganda et Tanzanie, et pour empêcher la survenue d’un désastre environnemental et climatique »
Pauline Tétillon, co-présidente de Survie poursuit « Alors que ce méga-projet pétrolier dévastateur de Total en Ouganda et en Tanzanie est critiqué de toutes parts, de journalistes à de nombreux universitaires, du Parlement européen à des Rapporteurs des Nations unies, et que la mobilisation de la société civile a pris une ampleur internationale, les juges repoussent encore une décision sur le coeur de l’affaire : les conséquences de ce projet sur les populations, l’environnement et le climat. Cela fait déjà plus de trois ans que nous les dénonçons, le désastre doit cesser au plus vite, alors que nous sommes à quelques semaines seulement des premiers forages au cœur du parc naturel protégée des Murchison Falls. »
Dans leur assignation, les associations avaient demandé au tribunal d’enjoindre à Total :
- de mettre en conformité son plan de vigilance avec la loi, en y faisant figurer tous les risques d’atteintes graves associés aux projets Tilenga et EACOP ainsi que les mesures de vigilance adéquates à développer face à ces risques ;
- de mettre en œuvre de façon effective ces mesures de vigilance, y compris des mesures d’urgence telles que le versement immédiat des compensations et des distributions de nourriture pour les communautés privées de leurs moyens de subsistance ;
- à titre conservatoire, de suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et EACOP tant que les risques d’atteintes graves associés n’ont pas été correctement identifiés et que des mesures pour faire cesser les violations des droits humains et empêcher un désastre environnemental et climatique n’ont pas été élaborées et mises en œuvre de façon effective.
Alors que la mobilisation citoyenne contre ces projets de Total n’a fait que croître ces dernières années, cette décision intervient juste avant que les premiers forages ne commencent dans l’aire naturelle protégée des Murchison Falls en Ouganda.
Les associations requérantes se réservent sur les suites judiciaires à donner à ce jugement, en consultation avec les communautés affectées.
La décision du tribunal judiciaire de Paris est disponible ici.
Pour plus d’informations sur la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, voir la page dédiée sur le site des Amis de la Terre France.
Voir les deux dernières enquêtes de terrain des Amis de la Terre France et de Survie
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- Un cauchemar nommé Total – Une multiplication alarmante des violations des droits humains en Ouganda et en Tanzanie (2020)
- EACOP : la voie du désastre – Enquête inédite sur le projet de Total en Tanzanie (2022)
- Leurs conclusions sont corroborées par de nombreuses études scientifiques, enquêtes d’autres associations et reportages de journalistes.