Engrais : des énergies fossiles dans nos assiettes
Alors que la COP28 bat son plein, nous publions un rapport qui met en lumière les liens étroits entre l’industrie des engrais azotés et celle des énergies fossiles. Se libérer des engrais, et donc des énergies fossiles, c’est préserver le climat et la biodiversité, mais c’est aussi reprendre le contrôle sur notre alimentation !
Le business des engrais, au mépris de l’environnement et de la justice sociale
Engrais chimiques et respect de l’environnement, l’équation impossible
Les engrais azotés sont intrinsèquement liés aux énergies fossiles, et donc à l’emballement climatique et aux évènements météorologiques extrêmes. Et pour cause : encore aujourd’hui, la quasi-totalité (98%) des engrais azotés industriels sont fabriqués à partir d’énergies fossiles. Résultat : à l’échelle mondiale, 30% de la consommation énergétique est dirigée vers l’agriculture1. À l’échelle française également, le constat est édifiant : les engrais sont responsables de près d’un quart des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole2. Et les perspectives pour l’avenir ne sont guère enthousiasmantes. L’augmentation de la demande d’engrais de synthèse est telle que même dans le scénario le plus optimiste de l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie), d’ici 2050, plus de la moitié du gaz fossile serait destiné à la production d’hydrogène, élément clé pour fabriquer de l’ammoniac, qui est à la base des engrais azotés3.
Par ailleurs, le engrais azotés, couplés avec l’élevage industriel, provoquent une surcharge de nitrates dans les nappes phréatiques, ce qui réduit la quantité d’oxygène présente dans les eaux des rivières. Ce phénomène a comme conséquence la prolifération des algues vertes.
Les engrais, synonymes d’injustices sociales
Le prix des engrais azotés étant fortement dépendant des aléas du marché des énergies fossiles, la guerre en Ukraine a entraîné une montée en flèche de ce prix. En 2022, le coût des engrais a ainsi atteint des pics qui n’avaient pas été tutoyés depuis 1997. Qui dit hausse du prix des engrais, dit hausse des coûts de production des produits alimentaires, et donc in fine, hausse du prix de l’alimentation pour les consommateur·ices. Ainsi, selon le Directeur du Programme Alimentaire Mondial, la guerre en Ukraine a poussé 70 millions de personnes au bord de la famine, principalement en raison de la hausse du prix des engrais4.
Et qui tire profit de phénomène ? Les grands industriels producteurs d’engrais tels que Yara, dont les bénéfices ont été multipliés par plus de six entre 2021 et 20225. Notons que pendant la crise des prix de l’énergie, les coûts grandissants des engrais ont été en partie absorbés par les États importateurs, à travers des dispositifs d’aides publiques pour venir en aide aux agriculteur·ices. En clair, c’est toute une partie de l’argent public qui est allée remplir les poches des actionnaires des puissances industrielles productrices d’engrais. Et si l’argent public était plutôt alloué à la transition et l’agro-écologie, pour une meilleure résilience et une plus juste répartition des richesses ?
Hausse des prix du gaz : notre dépendance aux engrais menace notre sécurité alimentaire.
« Face à ce système à bout de souffle qui nous appauvrit collectivement et nous enfonce dans l’insécurité alimentaire, les multinationales tentent de verrouiller un système qui leur assure des profits mirobolants. Pour cela, elles ont forgé l’illusion des engrais décarbonés, illusion qui n’est rien de moins qu’une fausse solution. »
Le piège des engrais « décarbonés »
Alors que l’impact climatique des engrais azotés n’est plus à démontrer, les industriels redoublent de créativité pour maintenir leurs profits. C’est ainsi que le mythe des engrais « décarbonés », prétendue solution miracle pour le climat, a convaincu l’État (non sans l’intervention des lobbies). Hydrogène « bleu » (censé servir de transition vers l’hydrogène « vert »), capture et stockage de carbone (CCS, carbon capture and storage), ou encore compensation carbone… Ces technologies soi-disant « décarbonées » ne sont rien de moins qu’une illusion orchestrée de toute pièce par l’agro-industrie.
En effet, l’hydrogène « bleu » consiste simplement à ajouter un procédé de capture et stockage de carbone lors de la production d’hydrogène.
La technique de capture et stockage de carbone (CCS), qu’est-ce que c’est ?
C’est une technique qui consiste à neutraliser les émissions de CO2 via leur captation directement au niveau des postes d’émission, puis leur stockage dans des substrats géologiques, des mines, les fonds océaniques ou encore les sols. Or, ce procédé est immature, très coûteux, et constitue un argument de greenwashing massivement utilisé aujourd’hui par l’industrie fossile pour justifier le développement de nouveaux projets pétro-gaziers.
Loin de réduire les émissions de gaz à effet de serre, les équipements de CCS visant à produire de l’hydrogène « bleu » réclament, au contraire, plus d’énergie, et, par extension, plus de gaz fossile6.
Mais alors, qu’en est-il de l’hydrogène « vert » ? Issu d’une production à partir d’électrolyse (technique nécessitant de l’eau et de l’électricité issue de sources renouvelables), l’hydrogène vert coûte deux à trois fois plus cher que les méthodes traditionnelles plus polluantes7 et consomme énormément d’eau, ressource qui se raréfiera dans les prochaines décennies.
Les solutions ne peuvent être confiées aux mains de l’agro-industrie. Toute l’attention des pouvoirs publics doit se tourner vers les véritables solutions, qui existent et sont éprouvées.
L’agroécologie paysanne : l’urgente et nécessaire transition
Aux Amis de la Terre, nous revendiquons une réduction drastique et immédiate de la production et de l’usage des engrais azotés. Il est prouvé8 qu’il est possible de réduire drastiquement notre consommation d’engrais de synthèse, tout en assurant la sécurité alimentaire de la population mondiale. C’est pourquoi nous demandons immédiatement la mise en place des alternatives efficaces, éprouvées et respectueuses du vivant et des écosystèmes, que sont :
Nous nous trouvons aujourd’hui face à un enjeu vital de justice climatique et de sécurité alimentaire. Engraisser les poches des actionnaires de l’agro-industrie ou respecter les limites planétaires en défendant l’emploi paysan, il faut choisir !
Food and Agriculture Organisation, “‘Energy-smart’ agriculture needed to escape fossil fuel trap,” 29 novembre 2011
Émissions liées aux engrais en 2018 en France, au stade de la production et du transport 7,5 Mteq CO2 et au champ 13,5 Mteq CO2 (source : S. Menegat, A. Ledo, R. Tirado, “Greenhouse gas emissions from global production and use of nitrogen synthetic fertilisers in agriculture”, in Scientific Reports, 12:14490, 25/8/2022. Émissions au champ liées à l’agriculture dans son ensemble : 83,7 Mteq CO2 en 2018 (source : Citepa, rapport Secten édition 2020) soit 22,6 % du total pour les engrais.
Agence internationale de l’énergie, “Net Zero By 2050 – A Roadmap for the Global Energy Sector”, 2021
Conseil de sécurité : Le directeur exécutif du PAM alerte que la crise alimentaire mondiale risque « d’échapper à tout contrôle », Nations Unies, 15 septembre 2022
Yara a cumulé sur l’année 2022 des bénéfices de 2,78 milliards de dollars, contre 384 millions de dollars en 2021.
Une étude américaine a notamment montré que les émissions de gaz à effet de serre de l’hydrogène « bleu » étaient entre 18 et 25 % plus élevées que celles de l’hydrogène « gris » (sans dispositif CCS)
IFP Énergies Nouvelles, « Tout savoir sur l’hydrogène », consulté le 29 août 2023
Scénario “Ten Years for Agroecology” par Xavier Poux et Pierre-Marie Aubert, IDDRI, 18/09/2018, et scénario Afterres2050 par Solagro, 2016
D. Diakosavvas, “Improving Energy Efficiency in the Agro-food chain”, OCDE, 22/05/2017
Cirad, « Les légumineuses améliorent les rendements des cultures de 20 % », communiqué de presse, 1er septembre 2022