Entretien avec Paul Ariès – Les milieux populaires au secours de la planète
Paul Ariès, vous venez de publier aux éditions Utopia un livre iconoclaste. Son sous-titre : « Les modes de vie populaires au secours de la planète ».
La Baleine – Paul Ariès, vous venez de publier aux éditions Utopia un livre iconoclaste. Son sous-titre « Les modes de vie populaires au secours de la planète » est plus précis que le titre « Ecologie et milieux populaires »
Paul Ariès – Ce livre est déjà un coup de gueule contre l’idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des milieux populaires au regard de la situation écologique. C’est à qui dénoncera en effet le plus vertement leur rêve de grand écran de télévision, leurs vieilles voitures polluantes, leurs logements mal isolés, leurs achats dans les hypermarchés, leur goût pour la viande rouge et les boissons sucrées, leurs rêves de zones pavillonnaires et de vacances bon marché, etc. Les élites auraient donc raison : « salauds de pauvres qui consommez si mal ! ». Le pire c’est que ce discours d’enrichis finit par contaminer ceux qui à gauche se disent le plus conscients des enjeux planétaires et sociaux. Au moins, les riches achèteraient des produits bio, auraient des voitures électriques, des maisons bien isolées et lorsqu’ils prennent l’avion pour leurs vacances, ils achèteraient des compensations carbone auprès d’organismes certifiés, etc. Je démontre donc, chiffres officiels à l’appui, que tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure « empreinte écologique », un bien plus faible écart par rapport à la « bio-capacité disponible », un bien meilleur indice « planète vivante » (concernant l’impact des activités sur la biodiversité, un « jour de dépassement de la capacité régénératrice de la planète » plus tardif, une moindre emprise sur la « déplation des stocks non renouvelables » en raison d’une moindre utilisation de la voiture/avion mais aussi parce qu’ils font durer plus longtemps leurs biens d’équipements. Bref, par rapport à l’objectif d’émettre quatre fois moins de GES (Gaz à effet de serre) par rapport à 1990, si les riches ont « tout faux », les milieux populaires font déjà bien mieux.
L’essentiel du livre est cependant ailleurs : vous démontrez que ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres que les milieux populaires polluent beaucoup moins mais parce qu’ils sont populaires, c’est-à-dire parce qu’ils ont d’autres modes de vie, une autre conception de la « vie bonne »
Un pauvre ce n’est pas un riche auquel il ne manquerait que l’argent. Nous acceptons trop, y compris dans les milieux écolos, comme allant de soi la définition que les enrichis se font des gens ordinaires, des gens du commun, une définition toujours en termes de manque. En économie, la manque de pouvoir d’achat ; en culture, le manque d’éducation ; en politique, le manque de participation. Tout cela est sans doute en partie vrai mais masque cependant l’essentiel. J’ai donc consacré l’essentiel de mon ouvrage à montrer que les « gens de peu » ont une autre richesse, un autre rapport au temps, à l’espace, au travail, à la consommation, à la jouissance, à la maladie, à la mort, à la science, à la politique, etc.
Vous choisissez pour cette raison Michel Verret contre Thorstein Veblen
Thorstein Veblen est un personnage éminemment sympathique mais son retour en vogue dans les milieux écolos n’est pas une bonne chose. Veblen a bien repéré chez les enrichis ce besoin de rivalité. Il explique avec sa théorie de la classe de loisir : « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. ». Je ne m’arrêterai pas sur le choix du vocabulaire pourtant déjà grandement révélateur (« classe inférieure » et « classe supérieure ») pour aller à l’essentiel. Le choix de considérer les rapports de classes sont l’angle de la « rivalité ostentatoire » fait que les rapports de classes se révèlent mus par l’envie plutôt que par le conflit. Je suis convaincu que Veblen a foncièrement tort : ce qui caractère les milieux populaires ce n’est pas d’abord de vouloir imiter les enrichis ! La conséquence de cette bévue est grave : Veblen ne voyait d’issue que dans une prise de conscience des ingénieurs et technicien, bref une sorte de socialisme des ingénieurs. Je fais au contraire le pari que c’est au sein des milieux populaires que la justice écologique, sociale et politique s’invente.