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Climat-Énergie
3 avril 2024

États-Unis et gaz de schiste, histoire d’une hypocrisie française

En 2022, les importations de GNL (gaz naturel liquéfié) depuis les États-Unis ont augmenté drastiquement, une tendance allant de pair avec la signature de contrats d’importation de long-terme. De quoi mettre les projecteurs sur les liens dangereux que la France entretient depuis des années avec l’industrie américaine du gaz de schiste.

Gaz de schiste et GNL : on vous explique

Le gaz de schiste en bref

Le gaz de schiste est un gaz fossile retenu dans des roches argileuses ou marneuses, enfouies généralement entre 1500 et 3000 mètres de profondeur. Pour l’en extraire, il faut fracturer cette roche, à l’aide d’un procédé nommé « fracturation hydraulique ». Ce procédé est une technique d’extraction qui consiste à injecter à haute pression un liquide contenant des produits chimiques, pour fissurer la roche et la rendre perméable. La fracturation hydraulique est extrêmement polluante et hautement problématique pour la santé des populations habitant à proximité des puits (risques accrus de cancers, asthmes, problèmes cardiaques et respiratoires…). Par ailleurs, les fuites lors de l’extraction de gaz de schiste par fracturation hydraulique libèrent dans l’atmosphère du méthane, un gaz au pouvoir de réchauffement considérablement plus puissant que le dioxyde de carbone.

Du gaz de schiste au GNL

Le GNL (gaz naturel liquéfié) est du gaz transformé en état liquide, transporté par cargo, puis re-gazéifié. Ce processus est hautement énergivore.

Le gaz fossile américain pèse lourd dans les importations françaises. En effet, en 2022, la France a accueilli 177 méthaniers (cargos chargés de GNL) venus des États-Unis1, représentant 25% des importations et pouvait couvrir 37% de la consommation de gaz en France2. Or, ce gaz « made in USA » est composé à 87% de gaz de schiste3. En clair, ces cargos chargés de GNL, qui quittent les États-Unis pour traverser l’Atlantique, cachent en réalité une dépendance qui nous enferme dans la consommation d’énergies fossiles et nous conduit droit dans le mur.

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« Not In My Backyard »

Cette dépendance toxique semble pourtant contradictoire avec le vernis de la politique française. De fait, en 2011, l’État français interdisait sur son territoire la fracturation hydraulique. Mais dès 2012, Total4, ainsi qu’Engie et EDF – deux entreprises étroitement liées à l’État français -, commençaient à signer des contrats d’importation depuis les États-Unis (au total, pas moins de 11 contrats signés depuis 20125). Une hypocrisie qui sonne comme l’application concrète du « Not In My Backyard » à la française

Suite à ces signatures de contrats, les premières cargaisons de GNL arrivent en 2018 et n’ont cessé de se multiplier depuis. Résultat : déjà avant l’invasion russe de Ukraine et la crise énergétique qui s’en est suivie, la France était en haut du podium des pays les plus importateurs de GNL américain6.

Publication
Brief presse gaz février 2023
Presse

Du gaz russe au gaz de schiste américain : un an après l’agression en Ukraine, vers de nouvelles dépendances

Les banques françaises aux manettes

La ruée vers l’or que représente le marché du GNL américain n’a manifestement pas échappé aux grandes banques françaises. Et pour cause : Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Banque Populaire Caisse d’Épargne (BPCE) ont toutes participé au financement de nouveaux projets d’exportation de GNL prévus sur les côtes américaines7. Au total, ce ne sont pas moins de huit terminaux de GNL qui ont bénéficié du financement des banques françaises8, malgré les efforts de celles-ci pour verdir leur image et tenter de se distancier de cette industrie9. Encore aujourd’hui, Crédit Agricole et BPCE peuvent financer directement de nouveaux projets d’infrastructures de GNL, et toutes les grandes banques citées précédemment s’obstinent à soutenir les majors actives dans l’expansion du gaz de schiste américain10.

Rio Grande LNG, incarnation de la passion française pour le GNL

Rio Grande LNG, un projet de terminal d’exportation de gaz de schiste au Texas détenu par l’entreprise américaine NextDecade, est particulièrement symptomatique de l’implication française dans l’expansion des énergies fossiles à travers le monde : banques, entreprises et État y sont impliqués.

Dès mai 2017, Société Générale est nommée conseiller financier pour le projet. Dès lors, au regard des impacts du projet sur l’environnement, la santé des populations et les droits des peuples autochtones, une campagne de pression est lancée par la société civile internationale et les communautés locales. Peu à peu, BNP Paribas, puis Crédit Agricole, Crédit Mutuel et La Banque Postale s’engagent à ne pas soutenir Rio Grande LNG, jusqu’à ce que Société Générale annonce enfin, en mars 2023, s’en être retirée également.

En parallèle, la pression de la société civile s’exerce sur les potentiels acheteurs du gaz de Rio Grande, alors que NextDecade tente de sécuriser des contrats d’achat de long-terme.

Nouveau rebondissement en novembre 2020 : le gouvernement français prend acte des impacts environnementaux de Rio Grande LNG et du gaz de schiste américain, et contraint Engie à renoncer à un contrat d’importation de 7 milliards de dollars avec NextDecade.

Mais la France et ses entreprises retourneront vite leur veste : Engie reviendra 18 mois plus tard à la charge, signant en mai 2022 un contrat d’importation (contrat de 1,75 Mtpa, soit 11 % du gaz de Rio Grande LNG) courant jusqu’en 2041. Un an plus tard, Total acte un engagement massif dans Rio Grande LNG, permettant à ce projet, retardé à plusieurs reprises par son sponsor, d’enfin conclure une décision finale d’investissement11. Le soutien de Total est décisif et voué à durer : la major française devient non seulement le premier acheteur de Rio Grande LNG (en concluant un méga-contrat courant sur 20 ans de 5,4 Mtpa, soit 33 % du gaz de Rio Grande LNG), mais elle devient également directement propriétaire d’une partie du projet ainsi que de NextDecade12. Six mois plus tôt, Emmanuel Macron se rendait en Louisiane – territoire clé dans la production de gaz de schiste américain – avec à ses côtés le PDG de Total, Patrick Pouyanné13. Une visite d’État posant sérieusement la question du rôle diplomatique de la France vis-à-vis de Rio Grande LNG et plus globalement des projets gaziers américains…

Ici, l’hypocrisie de la France est lourde de conséquences. Dans la vallée du Rio Grande au sud du Texas, la tribu des Carrizo Comecrudo reste menacée par un projet rejeté par les banques françaises, décrié par le gouvernement français, mais développé en grande partie par une major française.

La France et le gaz de schiste : la politique de l’autruche 

Alors que la France a interdit la fracturation hydraulique sur son territoire il y a plus de douze ans en raison des dégâts environnementaux et sanitaires liés à cette technique, elle ferme les yeux depuis 2012 sur les contrats d’achat et d’importation de gaz de schiste signés par Total, Engie et EDF. Après avoir eu un sursaut de lucidité en novembre 2020 en s’opposant au contrat entre Engie et NextDecade, l’État a reculé à nouveau en 2022.

En juin 2021, Engie avait par ailleurs signé en secret un contrat sous le nom de code de “Mustang”. Des documents internes obtenus par Les Amis de la Terre France et révélés par Le Monde14 montrent qu’Engie a délibérément passé sous silence les négociations et la signature de ce contrat, afin d’éviter que ne se reproduise le scénario de novembre 2020. Le gouvernement a confirmé au Monde ne pas avoir été informé de l’existence de ce contrat avant sa signature.

Que le gouvernement soit activement ou passivement complice, « Mustang » témoigne d’une nouvelle défaillance climatique de sa part. Il doit aujourd’hui prendre ses responsabilités d’actionnaire principal d’Engie, au lieu de continuer à valider la stratégie d’opacité de l’énergéticien.

Et maintenant ?

Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les gouvernements américain et européens ont cédé à la manipulation des lobbies de l’industrie fossile qui présentent le gaz de schiste américain comme la solution miracle à la crise énergétique (un supposé “freedom gas” qui nous permettrait de nous libérer de notre dépendance énergétique à la Russie). Mais une chose est claire : diversifier les sources d’approvisionnement comme réponse de court-terme à la crise énergétique est une chose, contribuer activement à l’expansion climaticide de la production d’énergies fossiles en est une autre. Il est urgent de sortir de cette dépendance toxique aux énergies fossiles, pour réunir les conditions d’une transition réussie.

Notes
1

Analyse des Amis de la Terre France sur la base des rapports mensuels de l’administration énergétique américaine disponibles ici.

2

Calcul des Amis de la Terre France à partir de Service des Données et Études Statistiques (SDES), Séries longues annuelles du bilan énergétique, téléchargeable sur Ministère de la transition écologique, Données et études statistiques, « Bilan énergétique de la France pour 2022 », 28 avril 2023.

3

Voir le graphique « U.S. dry natural gas production by type, 2000 – 2050 » sur U.S. Energy Information Administration, « Natural gas explained Where our natural gas comes from ». En 2021, les États-Unis ont produit 34,4 tcf de gaz dont 29,91 tcf de gaz de schiste ou gaz étanche, soit 86,9 % de la production.

5

Contrats connus, repertoriés par les Amis de la Terre France et Reclaim Finance à partir de la base de données Enerdata, des communiqués de presse des entreprises américaines et des déclarations publiées sur le site du département d’énergie américain.

6

LNG Prime, “France continues to be top importer of US LNG”, September 19, 2022.

8

Sabine Pass LNG, Corpus Christi LNG, Plaquemines LNG, Freeport LNG, Elba Island LNG, Dominion Cove Point LNG, Cameron LNG et Calcasieu Pass LNG.

9

Voir l’analyse de leurs politiques pétrole et gaz sur l’outil en ligne de Reclaim Finance.