Guerre en Ukraine et engrais : la bataille pour l’agroécologie
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la crise des prix alimentaires qui en résulte ont mis en lumière la fragilité du modèle agricole français et européen, fortement dépendant des importations, notamment de gaz et d’engrais. Retour sur ces 4 mois de crise qui ont bouleversé les marchés agricoles et alimentaires mondiaux.
Une crise agricole et alimentaire inédite
D’après le Haut-Commissariat au Plan, « la puissance céréalière de la France n’est rendue possible que par le recours à la fertilisation des sols qui suppose, entre autres, des apports en azote et en phosphore »1. Pour garantir la continuité de sa production et de ses rendements, les cultures céréalières françaises sont donc dépendantes des pays extérieurs depuis lesquels la France importe des intrants pour fertiliser les surfaces agricoles.
Toujours d’après le Haut-Commissariat au Plan, la France importe 60% des engrais de synthèse qu’elle consomme et 95% des minéraux nécessaires à leur fabrication sur le territoire. Elle importe également la quasi-totalité du gaz nécessaire à la fabrication de ces engrais2. Elle est tout particulièrement dépendante de la Russie, 1er exportateur d’engrais de synthèse dans le monde, et qui représente 15% des exportations mondiales d’engrais de synthèse et 20% du gaz importé en France3.
L’arrêt des exportations d’engrais russes suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a bouleversé les marchés internationaux. En conséquence de ces perturbations : les prix des engrais4, et donc des céréales5, ont flambé. Et ce sont les éleveurs et consommateurs en bout de chaîne qui en subissent les conséquences de plein fouet.
Les multinationales, grandes gagnantes de la crise
Notre dépendance aux engrais nous laisse pieds et poings liés face aux fabricants d’engrais, souvent en situation d’oligopole sur le marché mondial. Notre modèle agricole fonctionne donc au bon vouloir de certaines entreprises qui peuvent décider unilatéralement de stopper leur production en fonction des coûts de production. Yara, le leader mondial de la production d’engrais de synthèse, a ainsi ordonné à plusieurs de ses usines d’arrêter pendant 3 semaines en mars leur fabrication d’engrais, suite aux augmentations des prix du gaz6. Ces décisions, prises dans un intérêt privé, alimentent les tensions sur les prix internationaux des engrais.
Les multinationales de l’agroalimentaire sont donc loin d’être les premières victimes de la crise. Au contraire, celles-ci profitent de la spéculation sur les prix pour cumuler des bénéfices records et ne s’en cachent pas. « Ce que nous avons toujours observé dans des périodes de forte volatilité, de prix élevés et de volumes conséquents, c’est que cela nous donne l’opportunité de faire plus d’argent. » indique sans scrupules le directeur financier de Bunge, multinationale spécialisée dans le négoce de céréales7. En effet, Bunge a vu ses bénéfices augmenter de 19% pendant le premier trimestre 20228. De son côté, Yara a également enregistré des résultats financiers records en compensant la hausse des prix du gaz par une augmentation de ses prix de vente9.
Produire plus : mauvais diagnostic, mauvaise solution
Pour faire face à cette situation, le gouvernement français a fait le choix de tout faire pour augmenter la production. Une réponse de court terme qui fait fi des véritables problèmes structurels auxquels fait face notre modèle agricole. La faim dans le monde n’est pas due à un déficit de production. Elle est le résultat d’une répartition inégale des ressources et d’une spéculation financière qui augmente artificiellement les prix. En effet, chaque jour, nous produisons l’équivalent de 5935 calories par personne et par jour10. Même si l’on supprimait la part de cette production destinée à l’élevage ou à des usages non alimentaires, nous disposerions de quantités suffisantes pour nourrir l’ensemble de la population mondiale.
Qui plus est, cette démarche productiviste entre directement en conflit avec les ambitions environnementales françaises et nous enferme dans notre dépendance aux engrais et énergies fossiles.
Les représentants de l’agriculture industrielle profitent du contexte de crise actuelle pour intensifier leur lobbying visant à détricoter la stratégie de la « ferme à la fourchette » qui entend réduire la consommation de pesticides de 50%, la consommation d’engrais de 20%, et dédier 1/4 des terres cultivées à l’agriculture biologique d’ici 2030.
Quelles alternatives ?
Cette crise est l’occasion de changer de trajectoire, une opportunité pour construire des modèles agricoles capables de répondre à l’urgence environnementale et à la flambée des prix alimentaires.
La communauté scientifique s’accorde sur le fait que revenir sur les avancées environnementales n’est pas une solution pour résoudre la crise. En effet, la solution n’est pas de laisser le champ libre à l’agriculture intensive, mais de transitionner vers un modèle agricole plus résistant aux chocs géopolitiques et climatiques11. De nombreuses pistes existent déjà :
- Réduire la part de la production destinée à l’élevage et sortir de l’élevage intensif. Aujourd’hui, 63% des terres agricoles européennes12 et 66% des céréales produites en France13 sont destinées à l’élevage. Dans le même temps, les pays les plus riches consomment de la viande bien au-delà de leurs besoins nutritionnels.
- Réduire notre consommation de pesticides et d’engrais chimiques, qui représentent un danger pour la biodiversité14.
- Développer l’agriculture biologique et la culture des légumineuses.
- Financer le développement de l’agroécologie et sortir des engrais de synthèse, en établissant une taxe sur les bénéfices des producteurs d’engrais et pesticides de synthèse, ainsi que sur ceux des négociants de céréales et de produits animaux.
L’agroécologie, qu’est-ce que c’est ?
L’agroécologie est une approche de l’agriculture basée sur la sobriété qui regroupe un ensemble des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. En opposition à l’agriculture intensive, elle comprend notamment le développement des circuits courts, la valorisation des processus naturels et de l’écosystème local.
Agriculture, alimentation et guerre en Ukraine : un décryptage en 11 questions
La France est-elle une grande puissance agricole et agroalimentaire ? Haut-Commissariat au Plan, page 9, 9 juillet 2021
Producteur de gaz Agence France Électricité, 18 janvier 2022
La France peut-elle se passer du gaz russe ? France Culture, 28 février 2022
Après le boom du mois de mars, les cours à la baisse… Mais jusqu’à quand ? Terre-net, 4 mai 2022
Another perfect storm ? IPES-Food, mai 2022
La production d’ammoniac redémarre après trois semaines d’arrêt Web-agri, 22 avril 2022
War in Ukraine brings commodity traders uncomfortable windfall BNN Bloomberg, 28 avril 2022
Bunge reports first quarter 2022 results Bunge, 27 avril 2022
2022 First-quarter results Yara International ASA, 27 avril 2022
Current global food production is sufficient to meet human nutrional needs in 2050 provided there is radical societal adaptation Elementa: Science of the Anthropocene, 18 juillet 2018
Food crisis due to Ukraine war calls for demande-side action : less animal products, less waste, and greening EU agricultural policy Potsdam institute for climate impact research, 18 mars 2022
Trop de terres agricoles sont destinées à l’élevage en France Greenpeace, 12 février 2019
Céréales, oléagineux, protéagineux, et riz Commission européenne
IPBES : Alerte sans précédent sur la biodiversité Fondation pour la Nature et l’Homme