Interview : espoirs et craintes autour du Lithium en Bolivie
Les Amis de la Terre ont rencontré Manuel Alejandro Olivera Andrade, lauréat du Prix UNESCO pour sa thèse sur l’exploitation de lithium à Uyuni dans le Sud-Ouest de la Bolivie. Interview.
Il est rare qu’il se passe une semaine sans qu’un article soit publié sur les enjeux géopolitiques du boom de la demande en métaux. En effet, il semble y avoir une certaine accélération de la course à l’approvisionnement. Apple, par exemple, aurait dernièrement décidé de traiter directement avec Glencore en République démocratique du Congo pour sécuriser son approvisionnement en cobalt pour les prochaines années 1 … Parmi les éléments identifiés comme particulièrement sensibles par la Banque mondiale 2 : le lithium, dont la demande devrait augmenter de 1000%, tirée par la production de véhicules électriques. Si le risque d’épuisement est moindre, ce sont les conditions de son extraction dans des régions arides, et notamment la forte demande en eau, qui inquiètent.
Où on est l’extraction du lithium en Bolivie ?
Cela fait 10 ans que le Gouvernement Bolivien a lancé le projet d’extraction de lithium dans le Salar d’Uyuni. Mais le projet est encore dans une phase expérimentale. Le but : développer une technologie d’extraction Bolivienne, afin que le pays ne dépende pas de brevets étrangers et des multinationales. Le projet prévoit l’installation d’une capacité de production de 30 000 tonnes de lithium par an, mais l’usine qui va être mise en route d’ici un ou deux ne peut en produire que 15 000 tonnes.
Le Gouvernement veut faire de la Bolivie le premier producteur mondial de lithium et fixer les prix du marché mondial. Mais cette année, 225 000 tonnes de lithium ont été extraites dans le monde. Pour pouvoir fixer les prix, il faudrait produire au moins 100 000 tonnes par an. Pour être un acteur de premier plan, la Bolivie doit donc multiplier par 5 l’infrastructure et les investissements existants.
Surtout, la technologie développée ne semble pas fonctionner correctement, puisqu’en 5 ans, la production a été de 85 tonnes de lithium par an. 2400 tonnes accumulées depuis le lancement de la phase pilote…3% de ce qui été promis par le Gouvernement.
Ce dernier envisage désormais de négocier avec un consortium international qui investirait dans l’extraction de lithium mais également dans 4 usines de transformation, à plus haute valeur ajoutée : une usine de production d’hydroxyde de lithium (un sel plus complexe et plus cher que le carbonate de lithium), une usine de sulfate de potassium, une usine de matériaux cathodiques (mélange de sels utilisé dans les batteries) et une usine de fabrication de batteries. Le consortium posséderait 49% des parts et le Gouvernement 51%.
Nous nous interrogeons sérieusement sur la possibilité d’obtenir un tel accord, alors qu’en Bolivie, des tentatives similaires ont déjà échoué. Et si un tel contrat est passé, que demandera le consortium en échange de ce transfert technologique de grande ampleur ?
Une autre question est celle du bilan du projet existant. Le recours à des multinationales prouve que le développement technologique n’a pas donné les résultats espérés. Existe-t-il réellement une technologie Bolivienne ? Si oui n’en est-elle qu’au niveau expérimental ?
En 10 ans, ce sont au total 912 millions de dollars qui ont été investis, dont la deuxième moitié va être débloquée prochainement…avec des résultats industriels très faibles. Que s’est-il passé ? Le Gouvernement devrait rendre des comptes sur l’utilisation de cet argent et les raisons de cet échec. Mais la Bolivie entre en période électorale, et le Président Morales ne peut voir désavouer le grand projet de développement de son Gouvernement.
L’extraction du lithium va-t-elle se développer en Bolivie ?
L’histoire de l’extraction en Bolivie, et plus particulièrement dans la région de Potosi, est extrêmement dure : pendant la colonisation espagnole, des millions d’indiens sont morts pour extraire les métaux (argent et étain) de la région. Rien n’est resté de cette richesse pour les populations locales. Aujourd’hui, c’est une des régions les plus pauvres de Bolivien et de l’Amérique du sud toute entière.
Le Gouvernement, les universités, les agriculteurs et, de façon générale, une grande partie de la population bolivienne, pensent que l’extraction seule ne peut apporter le développement, qu’il est nécessaire de mettre en place des usines de transformation de la matière première sur place, afin de capter le plus de valeur ajoutée possible. Un imaginaire qui remonte loin puisque dès les années 40, le développement d’une production industrielle locale faisait partie des projets des Gouvernements d’Amérique du sud. (NDLR – c’est également une stratégie qui a été adoptée par la Chine, dès les années 80, pour son industrialisation).
Malheureusement, il y a plusieurs goulots d’étranglements à ce projet. D’ordre technologique, notamment, et de besoin en ressources humaines très qualifiées. La Bolivie ne pourra achever rapidement la transformation du lithium. Ce projet ne correspond pas à la réalité des mouvements de capitaux aujourd’hui, les industries manufacturières ne sont pas celles où s’accumule le capital. Atteindre l’industrialisation par la transformation du lithium pourrait prendre 50 ans. Or, dans 50 ans, la technologie de stockage de l’énergie aura changé et peut-être qu’elle n’utilisera plus de lithium…
Qu’en pensent les habitants du Salar d’Uyuni ?
Deux provinces composent le Salar d’Uyuni, avec différentes manières de voir le monde et l’usage des ressources naturelles. Chaque province est habitée par des dizaines de communautés indiennes – d’une trentaine de familles – agraires: vivant du quinoa, de l’élevage des lamas et parfois du tourisme.
Le projet Gouvernemental est le premier projet de cette ampleur dans le Salar d’Uyuni. Le secteur minier de la région a toujours été monopolisé par le secteur privé, notamment étranger, mais pas que. Les communautés ne voient pas le projet gouvernemental d’un œil plus favorable que ceux des multinationales. Nos recherches ont montré qu’elles espèrent les mêmes retombées en terme de création d’emplois, fonds de compensation pour les dégradations, projet de développement, accords pour l’usage de l’eau… que celles obtenues des multinationales minières. Notamment de San Cristobal (société du groupe Sumitomo Metal, société japonaise de production d’argent de zinc et de nickel) qui a investi 1,8 milliards de dollars, et avait passé des accords avec les communautés, les collectivités locales, et les coopératives minières.
Quelles seraient les retombées et impacts de l’extraction du lithium ?
Un projet d’extraction de lithium créée moins d’emplois qu’une mine. Il est plus intensif en capital qu’en travail : pour chaque travailleur il y a plus d’unités de capital – infrastructure, technologie, investissements… Seul les coopératives d’extraction du lithium emploient plus de main d’œuvre.
En Argentine et au Chili (où l’extraction a déjà lieu à grande échelle) les attentes sociales n’ont pas été satisfaites. Pire, en 2012, on a découvert que l’entreprise chilienne SOQUIMICH, dont des multinationales américaines, chinoises, mais également le gendre de Pinochet sont actionnaires – faussait ses rapports environnementaux de l’extraction du lithium. Elle déclarait utiliser 100 litres d’eau par seconde, alors qu’en réalité l’entreprise en utilisait 200 ! Des pratiques aggravées par le changement climatique qui frappe durement la région. Résultat : la zone a été asséchée, la salinisation a été bien plus importante due à la plus grande évaporation.
Les communautés indiennes de San Pedro de Atacama ont réclamé une indemnisation, les aquifères s’épuisant, restreignant à la fois la consommation des habitants et les usages productifs. Ils n’ont obtenu que 35 millions de dollars, une somme insuffisante pour assurer la sécurité et le développement de la région, privée d’eau.
Ici, en Bolivie, les universités et les ONG demandent la transparence sur les impacts environnementaux du projet. Elles estiment que des montagnes de déchets vont être générées, et que cela pourrait être une des raisons pour laquelle la production reste à des niveaux faible : ne pas générer de trop visibles impacts environnementaux. Ces impacts ne sont pas gérés en amont, il n’y a pas d’information, pas de plan de réduction… L’environnement n’est pas une priorité du gouvernement Morales.
En Bolivie, peu d’institutions ont les moyens de faire des recherches sur les impacts environnementaux de tels projets. Notre organisation est la seule qui a mené une étude sur plus d’une année.
Le Salar d’Uyuni est le plus grand au monde. Avec l’alternance de saisons sèche et pluvieuse, il reste la zone où il pleut le moins en Bolivie (moins de 200 mm par an avec une évaporation de 1200 mm par an). Les aquifères, connectés dans toutes les Andes contiennent de l’eau douce et de l’eau salée. Il s’agit d’écosystèmes très vulnérables, en zone semi-désertique. C’est un site classé RAMSAR: un haut lieu de conservation de la biodiversité, avec un très grand nombre d’espèces d’oiseaux migrateurs…
La technologie d’extraction du lithium génère moins d’émissions polluantes que l’activité minière. Mais l’usage de grandes piscines d’évaporation de 20-30 km de long, provoquerait nécessairement une modification des sites de nidification des oiseaux. Pour que l’extraction du lithium permette le maintien de cette riche biodiversité et que les aquifères soient préservés, une planification méticuleuse est une nécessité.
En tous les cas, il y aura une forte pression sur la ressource en eau. Elle pourrait générer les mêmes conflits qu’à San Pedro de Atacama. Quand bien même la consommation serait inférieure que celle, irresponsable, de SOQUIMICH.
Quelles seraient les conditions d’un contrat passé avec un consortium privé ?
Depuis l’adoption de la nouvelle constitution en 2009, aucune multinationale ne peut extraire directement les ressources naturelles dans le pays. Le peuple Bolivien en est propriétaire. C’est le Gouvernement national, représentant du peuple qui possède donc le pouvoir de décision. Le lithium et le potassium ont, de plus, été déclarés ressources stratégiques par la loi, et un décret fait du Salar d’Uyuni une zone de contrôle exclusif du Gouvernement. Ce qui explique que le projet s’est isolé puisqu’il n’avait pas à négocier avec les régions, les communautés locales…
La participation des entreprises étrangères doit passer par l’investissement de capital, et l’actionnariat d’une entreprise publique, l’État devant rester majoritaire. En 1989, la Lithium Corporation (litcorp), une des deux entreprises productrices de Lithium a l’époque, fut invitée à investir par le Gouvernement. Jusqu’en 1993, il y eu un important conflit social, puis le contrat a été amendé par l’Assemblée législative. Pour finir l’entreprise s’est retirée et installée en Argentine. Le trauma minier est prégnant en Bolivie, il y a une réelle crainte que l’entreprise étrangère n’exploite toute la richesse et ne laisse rien pour le peuple, sauf des miettes, empochées par l’administration.
Si le prix du lithium venait à augmenter, cela permettrait-t-il de réduire les impacts néfastes ?
Tout d’abord, le lithium n’est pas encore une commodité échangée, à prix fixe, sur les marchés financiers. Les accords se font de gré à gré, par contrat, entre le vendeur et l’acheteur. Pour l’instant le prix a pu atteindre 20 000 dollars par tonne. Il y a une demande énorme, des brokers appellent toute personne connectée de près ou de loin à cette industrie en Bolivie, moi y compris, pour acheter du lithium. Mais pour l’instant il n’y a pas assez de quantité produite.
Une théorie économique postule que dans une chaîne de valeurs, ce sont les derniers acteurs de la chaîne qui définissent le prix. Ce seront donc les fabricants de voitures électriques qui fixeront le prix. Pour l’instant les prix sont très élevés mais devraient se stabiliser autour de 10 000 dollars la tonne.
Un prix élevé ne garantit pas une production verte. On ne peut savoir quelle sera la technologie dominante, qui s’imposera sur les autres.