L’État français fait le jeu de Total en Ouganda
Une nouvelle enquête révèle les stratégies d’influence déployées par Total pour s’assurer le soutien des autorités françaises dans le développement de son méga-projet pétrolier en Ouganda.
Au cœur de cette machinerie, se trouve le système des portes tournantes : des allers-retours de hauts fonctionnaires entre la multinationale et les institutions publiques.
Le méga-projet pétrolier au cœur de l’affaire
Total s’apprête à développer un méga-projet pétrolier en plein cœur d’un parc naturel dans la région des grands lacs en Afrique. Le projet est colossal : plus de 400 puits seront creusés, un oléoduc nommé « EACOP » de plus de 1400 km traversera l’Ouganda et la Tanzanie, permettant ainsi d’extraire 200 000 barils de pétrole par jour. Au total, plus de 100 000 personnes sont en train d’être expropriées pour faire place à ce projet pétrolier, et à terme des millions de personnes seront impactées. Derrière ces chiffres, ce sont des vies entières qui sont bouleversées, notamment celles des leaders des communautés affectées qui subissent régulièrement des pressions et des intimidations. En 2019, les Amis de la Terre France et Survie ont lancé une action en justice en France aux côtés de quatre associations ougandaises.
Les Amis de la Terre, l’Observatoire des multinationales et Survie révèlent aujourd’hui dans un nouveau rapport les diverses stratégies de la major pétrolière pour influencer l’État en faveur de ses intérêts économiques et de son projet pétrolier en Ouganda
Comment l’État fait le jeu de Total en Ouganda
Macron et son double-jeu
Emmanuel Macron se présente très souvent sur la scène internationale comme un fervent défenseur des droits humains et du climat. Force est de constater l’hypocrisie dont fait preuve le président de la République : il soutient ouvertement le régime autoritaire ougandais ainsi que le projet climaticide de Total. Arrivé par les armes il y a 35 ans, Yoweri Musevini a été réélu en début d’année 2021 dans un contexte de répression sanglante faisant plusieurs morts et disparus. Dans une lettre publiée par la présidence ougandaise ce printemps 2021, Macron félicite le président ougandais pour sa réélection et considère le projet d’oléoduc EACOP de Total comme une « opportunité majeure (…) pour étendre la coopération » entre les deux pays.
La France a également développé une coopération militaire avec l’Ouganda, malgré les exactions répétées de son armée. Aujourd’hui, ce sont les militaires ougandais formés par l’armée française qui sont déployés pour intimider et faire taire les opposants au projet pétrolier de Total.
Les leviers de Total pour avoir toutes les pièces en main
Si Total est « le maître du jeu », c’est bien le résultat d’une stratégie d’influence et de capture des décisions publiques qui repose sur plusieurs leviers. D’un côté, le groupe défend ses intérêts économiques auprès des décideurs, en faisant miroiter revenus, emplois ou prestige pour l’État français. De l’autre, il utilise ses vastes moyens financiers pour « détoxifier » son image . En acceptant que Total sponsorise une grande partie de ses événements, l’ambassade de France en Ouganda participe ainsi au greenwashing de la multinationale, lui donnant une image respectable auprès du grand public.
Les portes-tournantes
Notre enquête décrypte le phénomène des « portes-tournantes », c’est à dire les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le secteur public et les grandes entreprises privées. Total a ainsi débauché temporairement ou définitivement des responsables clés jusque dans les cabinets ministériels, ou l’inverse, a placé certains de ses anciens cadres au cœur de l’appareil d’État. Un ancien conseiller du ministre des affaires étrangères est maintenant directeur des Affaires publiques chez Total, et la directrice de la diplomatie économique au ministère a travaillé plus de sept ans pour la multinationale.
Ces allers-retours entretiennent une confusion entre intérêt public et intérêts privés, et donnent à Total un accès privilégié aux décideurs. Les institutions publiques sont quant à elles imprégnées des logiques du secteur privé, et soutiennent aveuglément l’entreprise simplement parce qu’elle fait partie du fleuron de l’industrie française. Comme le montre notre nouveau rapport, les portes tournantes sont particulièrement nombreuses entre Total et les diverses branches de la diplomatie française, et ce n’est évidemment pas un hasard.
Nos demandes
L’État français doit cesser de faire le jeu de Total. Au lieu d’utiliser l’appareil étatique pour aider la multinationale pétrolière à développer ses projets, il pourrait commencer à jouer de son influence diplomatique pour dénoncer les violations des droits humains, les menaces et le harcèlement visant les défenseur·euses en Ouganda.
Les institutions publiques dans le jeu de Total
Armée et coopération militaire
Les services de renseignement français et l’appareil diplomatique sont directement impliqués dans la sécurisation des sites pétroliers de Total en Ouganda. L’ambassade de France aurait, selon nos informations, demandé un renforcement des forces de sécurité dans la zone pétrolière dès 2016-2017. Plusieurs programmes de coopération militaire ont été engagés en parallèle, comme la formation de troupes au sein de l’armée ougandaise et des formations à la langue française pour les militaires.
Total, dont le directeur de la Sûreté est l’ancien directeur général de la gendarmerie française,a également noué des relations directes avec la police militaire ougandaise, dont le rôle est crucial pour sécuriser la zone pétrolière face aux menaces extérieures éventuelles… et peut-être surtout face aux opposants au projet pétrolier ou aux membres des communautés qui ne veulent pas céder leurs terres.
Les bras financiers de la diplomatie française
Les institutions publiques comme l’AFD, BpiFrance, ou l’APE sont assez peu connues du grand public. Elles jouent pourtant un rôle central pour les entreprises françaises et la viabilité financière de leurs activités à l’étranger. Une institution comme BpiFrance par exemple peut octroyer des « garanties publiques ». Il s’agit d’un type d’assurance permettant d’injecter de l’argent public pour compenser d’éventuelles pertes financières liées à des risques géopolitiques, économiques ou environnementaux. Ce qui est le cas des projets pétroliers de Total en Ouganda…
Officiellement, aucune demande de garantie n’a été formulée à ce jour. Cependant, la procédure de demande des garanties est peu transparente. Selon nos informations, la perspective d’une garantie publique a bien été évoquée au printemps 2021 entre Total et l’État français, et pour l’instant, le gouvernement n’a pas fait suite à notre demande d’engagement public à ne pas soutenir financièrement les projets Tilenga et EACOP.
L’ambassade française en Ouganda
La voix de la diplomatie française à Kampala est l’ambassadeur Jules-Armand Aniambossou, en poste depuis 2019. Issu de la même promotion de l’ENA qu’Emmanuel Macron, ce Franco-Béninois est une pièce importante de la politique africaine du Président, puisqu’il a été le premier coordinateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique. Il a alterné les positions dans le secteur public et le secteur privé. L’ambassade joue un rôle clé pour défendre les intérêts de Total sur le terrain. À Kampala, l’ambassadeur Aniambossou affiche sa proximité avec le groupe pétrolier. Fin août, il organisait une véritable cérémonie de départ pour Pierre Jessua, Directeur général de Total Ouganda.
La diplomatie française
Pilotée depuis l’Élysée et le siège du ministère des Affaires étrangères au quai d’Orsay, la machine diplomatique inclut le réseau des ambassades et des missions diplomatiques, mais aussi des agences chargées de promouvoir les échanges économiques, la coopération, les relations culturelles, universitaires, etc. On retrouve d’ancien·nes employé·es du groupe pétrolier dans tous les rouages de cette machine.
Un cas qui a fait couler beaucoup d’encre est celui de Jean-Claude Mallet, conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense puis au ministère des Affaires étrangères entre 2012 et 2019, qui a rejoint à cette date Total comme directeur des Affaires publiques. Après avoir passé l’essentiel de sa carrière au sein du ministère de la Défense, il est désormais chargé de conseiller le PDG de Total dans ses relations avec les pouvoirs publics en France et à l’étranger.
Les exemples d’autres personnes ne manquent pas pour illustrer les cas de « portes-tournantes », notamment entre Total et le Ministère des Affaires Étrangères.
Le Palais de l’Élysée
Au sommet de l’État, on n’hésite pas à intervenir au plus haut niveau pour marquer son soutien à Total et à ses projets en Ouganda. Depuis son palais de l’Élysée, Emmanuel Macron veut être au centre du jeu, comme indiqué plus haut suite à sa lettre de soutien adressée au Président ougandais.
Emmanuel Macron a aussi nommé à l’ambassade de France à Kampala un proche, Jules-Armand Aniambossou, issu comme lui (et comme son conseiller Afrique, Franck Paris) de la promotion Senghor de l’École nationale d’administration (ENA), et premier coordinateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique. Une illustration du caractère stratégique de l’Ouganda pour la Présidence et pour les intérêts français. Le soutien apporté par Emmanuel Macron aux multinationales françaises s’inscrit dans une tradition bien établie qui voit les présidents de la République se faire accompagner de grands patrons dans leurs visites officielles à l’étranger et annoncer à ces occasions la signature de nouveaux contrats pour leurs entreprises.
Droit de réponse
Le 30 novembre 2021, le directeur juridique de Total nous a demandé de publier un droit de réponse suite à la publication de notre rapport publié sur le présent article, ce que nous lui accordons. Il est publié à ce lien.