Non, le marché ne va pas s’autoréguler vers plus de réparabilité des biens
Parmi les nombreux échos médiatiques de la visite de la Secrétaire d’État Brune Poirson au Labo Fnac Darty le 3 juillet, une interview de M. Alexandre Delaigue pour le Figaro a attiré notre attention.
L’économiste y avance qu’ un indice de réparabilité serait inutile, le marché ayant le pouvoir de s’autoréguler pour satisfaire les attentes des consommateurs. Si nous partageons son opinion quant à l’incapacité de cette mesure de changer, à elle seule, les modes de consommation, Alexandre Delaigue omet plusieurs dimensions et décrit un comportement du marché très éloigné de ce que nous avons pu observer dans les faits ces dernières années.
Décryptage
Dans l’interview du Figaro, Alexandre Delaigue avance que le prix des produits est déjà un indice de réparabilité efficace. Les consommateurs payant une machine à laver Miele à 1000 euros mettent le prix pour un produit robuste et réparable, ceux choisissant des entrées de gamme à moins de 300 euros savent à quoi s’attendre.
C’est justement ce double standard de consommation qui est catastrophique pour l’environnement. Le but de l’indice de réparabilité, et cela a été dit par Brune Poirson, est bien de permettre de dépasser ce système où les produits robustes – et dont le coût du service après-vente est internalisé – ne sont accessibles qu’à une partie aisée de la population. Il faut prendre en compte la réalité du pouvoir d’achat déclinant des classes moyennes et surtout populaires, qui ne mettrons jamais 1000 euros dans une machine à laver tout simplement parce que cela les empêcherait de boucler leur fin de mois…
L’indice leur permet justement de choisir parmi les produits d’entrée ou de moyenne gamme lesquels sont plus réparables, et d’accroître les chances de recours à la réparation.
M. Delaigue avance que les consommateurs veulent renouveler leurs produits fréquemment et sont en quête de nouveauté. Si c’est vrai concernant les smartphones ce n’est pas généralisable aux autres produits. Il se fait l’écho des fabricants qui exagèrent le consumérisme des citoyens pour se défendre de mettre en place des stratégies poussant au rachat de produits neufs. Fnac Darty a révélé avec son baromètre des pannes que 76% des appareils sont renouvelés parce qu’ils ne fonctionnent plus et non parce que les consommateurs en veulent un autre1 .
Un second argument avancé, à juste titre cette fois, est que ce sont surtout les prix du neuf en baisse, ainsi que les prix relativement élevés et les délais de la réparation qui poussent les consommateurs à préférer l’achat de nouveaux produits. Il est important d’apporter d’emblée une précision : l’indice de réparabilité de Fnac Darty prend en compte le prix des pièces ainsi que le prix de la main d’œuvre (via la démontabilité des produits). Il inclut également l’accessibilité de la réparation au travers d’un critère de présence d’un réseau de réparation sur le territoire… Les Amis de la Terre ainsi que de nombreux acteurs demandent à ce que l’indice du Gouvernement reprenne cette méthode.
Pour M. Delaigue, la distorsion du prix de la main d’œuvre par rapport à la fabrication en Asie rend nécessairement la réparation non compétitive. Pour lui: « Nous sommes face à un problème de fond, car si vous voulez rendre les produits plus réparables, la première chose à faire est de baisser les salaires« . Mais, si le prix de la main d’œuvre est prépondérant sur la réparation de certains produits, il est faux de dire que celui des pièces détachées ne joue pas un rôle. Dans l’électronique, les pièces détachées peuvent coûter, à elles-seules, plus de la moitié d’un bien neuf. Les fabricants ont, en outre, les moyens de faire baisser le coût d’intervention en rendant les produits facilement démontables. 2
Mais ce n’est pas du tout le chemin pris par certains fabricants, qui mettent sur le marché des produits réparables uniquement en usine – comme l’iPhone X, l’ordinateur Surface de Microsoft – ou encore des machines à laver dont le tambour est soudé.
M. Delaigue préconise une baisse des salaires des réparateurs mais omet de préciser que ceux de la profession sont déjà très bas. La fédération des fabricants d’électroménager (GIFAM) a révélé dans une enquête qu’un tiers des réparateurs dans leur réseau ne s’était pas versé de salaire le mois précédent, et, qu’un autre tiers ne dépassait pas le SMIC. Plutôt que de se lancer dans une course au moins disant social avec la Chine, de nombreux acteurs, certains fabricants y compris, soutiennent la création d’un mécanisme de soutien financier à la réparation en raison de l’intérêt supérieur de préserver les ressources de la planète. La Suède a déjà pris cette voie, pourquoi ne pas explorer la possibilité d’une TVA réduite à 5,5% quand les billets pour les zoo ou les réunions sportives en bénéficient déjà ? D’autres mécanismes sont également à l’étude dans la Feuille de route comme le financement du devis de la réparation par les fabricants. Concernant l’électronique dont les produits ont la durée de vie moyenne la plus faible, les Amis de la Terre demandent le financement d’un fonds de réparation par les fabricants au titre de la prévention des déchets.
Enfin, prenant l’exemple du Battery Gate, M. Delaigue avance que l’offre d’Apple de changer les batteries à moindre coût est un parfait exemple de la capacité d’ajustement positive du marché. Pour lui, la firme de Cupertino a même été injustement traitée, alors qu’elle souhaitait seulement trouver des solutions pour ses clients. Il semble oublier la dimension clé de cette affaire : Apple n’a pas prévenu les consommateurs que la nouvelle mise à jour ralentirait les anciens IPhones, ceci au moment même où l’IPhone 8 sortait. La multinationale a attendu qu’un scandale mondial éclate et que des plaintes soient déposées dans plusieurs pays pour offrir le changement de la batterie. Surtout, le Battery Gate n’a pas empêché Apple de mettre sur le marché l’IPhone X dont la réparation coûte 600 euros, ou le nouveau Macbook touch bar dont le disque dur, la carte mère et la RAM sont soudés. Vraisemblablement, on est loin des attentes des consommateurs et ce n’est pas tout à fait ce que l’on a en tête lorsque l’on pense au « bon fonctionnement du marché».
L’électronique grand public est un secteur industriel très concentré, difficile à intégrer pour une entreprise outsider en raison de la complexité des produits et des chaînes d’approvisionnement. Les problèmes rencontrés par Fairphone avec ses fournisseurs en sont un bon exemple. Le marché se comporte en oligopole avec une poignée d’entreprises à même de dicter leurs conditions aux consommateurs et même aux distributeurs.
En conclusion, non les utilisateurs et les constructeurs ne « s’ajustent pas » entre eux et lorsque ça arrive, ce n’est en tous les cas pas en faveur de l’environnement.