Pour une vraie transition agro-écologique, encadrons l’accaparement des terres !
En France, 4 710 000 actifs agricoles et 1 883 000 fermes ont disparu depuis 1955. L’agriculture française perd continuellement ses fermes et ses agriculteur·ices, un phénomène nous éloignant de plus en plus de la possibilité d'une vraie transition agro-écologique. Décryptage.
Des fermes de moins en moins nombreuses, mais de plus en plus grandes
En 2020, la France ne comptait plus que 390 000 fermes, contre 600 000 vingt ans plus tôt, soit 1/3 de fermes en moins. Les exploitations françaises sont de moins en moins nombreuses et s’étendent sur des surfaces toujours plus grandes. On estime que 2/3 des terres libérées conduisent à l’agrandissement de fermes existantes, plutôt qu’à l’installation de nouveaux et nouvelles agriculteur·ices1. Ainsi, la taille moyenne des fermes a doublé en 30 ans, pour atteindre 69 hectares aujourd’hui. Cette tendance s’explique en partie par le phénomène d’accaparement (ou concentration) des terres agricoles par de grandes puissances industrielles et des agri-managers2.
Dans les dix prochaines années, avec la vague massive de départs en retraite des agriculteur·ices actuel·les, la moitié des terres agricoles va
changer de main. Si l’on ne fait rien, ce phénomène va donc s’emballer et la France tendra vers un modèle agricole similaire à celui actuellement à l’œuvre en Roumanie, où 40 % des terres sont détenus par des investisseurs. Au contraire, si l’on régule l’accaparement des terres, la prochaine décennie représentera une opportunité unique de développer l’emploi agricole et l’agro-écologie.
Qu’est-ce que l’accaparement des terres ?
En bref
L’accaparement des terres est l’acquisition massive de terres agricoles par des investisseurs (multinationales ou « agri-managers »), en contournant la réglementation pour créer des exploitations de plusieurs milliers d’hectares avec peu de travailleur·euses. Ce phénomène implique le plus souvent une agriculture intensive selon des méthodes non-agroécologiques, ou à des fins de spéculation ou de contrôle des ressources.
Le degré de concentration des terres agricoles en Europe s’approche de la situation de partage inéquitable des terres que connaissent par exemple le Brésil, la Colombie et les Philippines. (…) Une concentration excessive des terres agricoles divise la société, déstabilise le milieu rural et met en péril la sécurité alimentaire, ce qui nuit aux objectifs écologiques et sociaux européens.
L’accaparement des terres, ou l’effondrement de l’emploi paysan
Plus les exploitations agricoles s’étendent sur de grandes surfaces, et plus leur prix est élevé. Cela fait barrage à l’installation de nouveaux et nouvelles agriculteur·ices, et favorise l’accès à la terre par les acteurs de l’agro-industrie et autres investisseurs hors du secteur agricole.
L’accaparement des terres empêche non seulement l’installation de nouveaux et nouvelles agriculteur·ices, mais il détruit aussi activement les emplois. Entre 2010 et 2020, 80 000 emplois agricoles salariés ont disparu3, et la concentration des terres est un facteur déterminant de cette hémorragie. L’agrandissement des fermes s’accompagne souvent d’une précarisation du travail : les plus grandes exploitations recourent à la délégation intégrale de travaux, c’est-à-dire que des entreprises agricoles gèrent entièrement ces exploitations, tandis que les propriétaires continuent de percevoir les aides de la PAC (Politique Agricole Commune). 80 % des salarié·es agricoles sont employé·es sous statuts précaires : CDD, saisonnier·es, apprenti·es, mais aussi travailleur·euses détaché·es4. Les travailleur·euses détaché·es sont des salarié·es envoyé·es par leur employeur dans un autre État membre de l’Union européenne pour travailler de manière temporaire. Ce système se déploie massivement en agriculture car il fournit des travailleur·euses à bas prix et quasiment sans protection sociale5.
L’accaparement des terres, pire ennemi de l’agro-écologie
D’après l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), l’agrandissement des exploitations influence les pratiques : les dates, les doses de traitement, l’assolement, sont pensés pour optimiser le temps de travail, et non plus selon ce qui serait optimal d’un point de vue agronomique6. L’agrandissement des exploitations va de pair avec une simplification et une spécialisation des cultures, incompatibles avec les pratiques agroécologiques. Ce modèle agricole hyper industrialisé implique une mécanisation accrue, qui s’accompagne généralement d’un agrandissement des parcelles, d’un arasement des haies et d’un retournement des prairies permanentes, au profit de cultures céréalières7. Or, ce sont principalement les cultures céréalières qui sont les plus nocives pour la biodiversité. Plus les parcelles sont grandes, et plus les effets négatifs sur la biodiversité sont importants8.
La simplification des cultures nécessite également de recourir à des intrants chimiques. En France, 70 % des pesticides sont utilisés sur les exploitations en grandes cultures. Or, l’usage de pesticides a pour conséquence un appauvrissement de la biodiversité, tout comme l’usage d’engrais qui est responsable de près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture9 et pollue l’eau et les sols.
La terre aux paysan·nes, l’agro-industrie hors-champ !
Une mesure d’urgence : plafonner le nombre d’hectares contrôlables par une même personne
Aujourd’hui, la législation française ne permet plus de réguler l’accès à la terre afin pour garantir un accès équitable aux paysan·nes qui souhaiteraient s’installer. En créant des montages sociétaires complexes, des investisseurs contournent les organes régulateurs et peuvent désormais construire des empires de plus de 2 000 hectares. D’après les SAFER (Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural, institutions chargées de la régulation des marchés de vente des terres agricoles) elles-mêmes, 1 hectare sur 3 échappe à leur contrôle10.
La terre n’est pas un bien comme un autre, elle ne doit pas se soumettre aux lois du marché privé ! Le partage de la terre relève donc de la nécessité publique.
Notre demande
Afin de préserver l’emploi paysan et les éco-systèmes, il est urgent de plafonner le nombre d’hectares qu’une même personne physique peut contrôler. Aucune personne physique ne doit pouvoir contrôler, quel que soit le mode de contrôle, plus de 300 hectares de surface à usage ou vocation agricole, soit plus de 4 fois la taille moyenne des exploitations en France.
Terre de Liens, État des terres agricoles en France, 2022.
Les « agri-managers » sont plus proches du rôle de gestionnaire d’entreprise à logique financière que d’agriculteur.
Terre de Liens, op. cit.
Depeyrot J-N. et al. Emplois précaires en agriculture, 2019.
Castracani L. et al. Les travailleurs détachés dans l’agriculture provençale, 2021.
INRA. Agriculture et Biodiversité. Valoriser les synergies, juillet 2008.
Thibaut Preux, De l’agrandissement des exploitations agricoles à la transformation des paysages de bocage : analyse comparative des recompositions foncières et paysagères en Normandie. Normandie Université, 2019.
Fahrig L. et al. Farmlands with smaller crop fields have higher within-field biodiversity, 2015.
FNSAFER, Le Prix des terres. L’essentiel des marchés fonciers ruraux en 2017, mai 2018.